« Une diffusion large est probable »
On n’en fait pas trop face à la grippe, selon l’épidémiologiste Yves Charpak, qui rappelle que les pays ont des obligations internationales en matière de santé et que la surveillance est cruciale face aux virus.
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Politis : On entend deux discours face à la grippe : « On en fait trop » et « La menace grandit ». Comment faire la part des choses ?
Yves Charpak I Avant une catastrophe, on peut toujours dire qu’on en fait trop, et après, qu’on n’en a pas fait assez. Le débat n’est pas là. Avant, on gérait les crises quand elles étaient terminées, on faisait de la réparation. Aujourd’hui, on essaie d’anticiper. Cela engendre un coût, mais qui reste ridicule par rapport à celui d’un sous-marin nucléaire, par exemple. Il faut ramener les coûts à leur juste valeur. Les efforts mis sur la grippe sont loin d’être indécents.
Comment mesurer le risque réel que représente le nouveau virus ?
Les spécialistes alertent depuis longtemps sur l’arrivée de nouvelles pandémies. Le virus actuel est nouveau et s’est diffusé en quelques semaines dans le monde entier. On peut en mourir, même si on est jeune. Il est donc raisonnable de dire qu’on va essayer de limiter les risques au maximum. D’autant que le virus s’est diffusé partout en dehors de la période où la grippe se diffuse habituellement. Dans l’hémisphère Sud, qui est dans sa « saison » de grippe, la plus grande proportion de syndromes grippaux actuels y sont liés : en Afrique on dispose de moins d’information, mais en observant ce qui se passe en Australie, en Nouvelle-Calédonie, à la Réunion, en Amérique latine, on sait que ce virus bouge, se diffuse et prend une place prédominante. En matière de veille épidémiologique, on a des données peu précises parce qu’on ne fait plus de surveillance biologique au cas par cas : on mesure la diffusion des syndromes grippaux, et quelques enquêtes de prévalence biologique sont réalisées pour savoir où l’on en est, mais on n’entre plus dans le détail. On apprend en marchant.
Quelle est la gravité de cette grippe pour la population française ?
La population française est vierge par rapport au virus A (H1N1), en dehors des quelques personnes qui l’ont déjà eu. Une diffusion très large est plus que probable à l’automne. La gravité reste la grande inconnue. D’après les données disponibles, cette grippe a au moins la même virulence qu’une grippe saisonnière, qui fait déjà 5 000 morts par an, sans toucher tout le monde. Si la proportion de personnes touchées est beaucoup plus importante, on passera peut-être à une échelle de 20 000 morts ou plus. On n’est plus seulement dans le principe de précaution : on sait que si cette grippe est au moins aussi grave qu’une grippe saisonnière, on va de toute façon la sentir passer.
Le danger principal, pour l’instant, n’est-il pas un engorgement des hôpitaux et des services de santé ?
Cette épidémie pose effectivement à nouveau la question de la capacité de nos institutions de santé à gérer autre chose que la routine. Il faut trouver des stratégies pour mieux impliquer les professionnels, mieux articuler les urgences avec les autres services hospitaliers et les médecins de ville, etc. Il y aura forcément des points d’engorgement, surtout si les professionnels sont malades, mais nos services de santé ont quand même de grandes capacités s’ils sont bien gérés.
Que pensez-vous des stratégies de précaution en France ?
Depuis le Sras et la grippe aviaire, des plans très sophistiqués ont été mis en œuvre avec beaucoup de moyens et de rigueur. Mais cela s’est fait un peu dans le secret, ce qui veut dire que tout le monde n’a pas la même connaissance de ce qu’il faut faire en cas d’épidémie. Il va y avoir des cafouillages, et on peut redouter une fracture entre ceux qui sauront où aller et seront bien pris en charge et ceux qui, ne sachant trop comment réagir, vont s’affoler et prendre de mauvaises décisions. Un ami m’a raconté comment des enfants de retour d’une colonie ont été mis en isolement sous la surveillance de moniteurs sans avoir vu de médecin… On peut espérer que les cas de dérives resteront limités. Les services de santé ont été bien préparés.
Voit-on déjà émerger des disparités dans la prise en charge entre la métropole et les DOM-TOM ?
Je n’ai pas l’impression que l’épidémie ajoute des disparités à celles existant déjà : en Guyane, 20 % de la population n’a pas accès à l’eau courante… Les disparités s’expriment surtout au niveau de la diffusion du virus, différente selon la zone géographique et les conditions climatiques. Mais on sait très peu de chose sur les modes de diffusion en dehors de l’hémisphère Nord. Par ailleurs, on oublie qu’il existe un Règlement sanitaire international, mis en œuvre en 2007 sous l’égide de l’ONU (OMS). La France a beaucoup fait pour l’adoption de cette loi dont l’un des objets est de limiter la propagation des épidémies. On sait, par exemple, que la grippe A s’est surtout diffusée par les airs. Sera-t-on capable, à l’avenir, de limiter les déplacements aériens en cas de pandémie ? Il serait temps de lire cette loi dans le détail : chaque pays doit se pourvoir d’outils d’alerte et de surveillance pour détecter des maladies infectieuses, prévenir l’OMS de toute épidémie qui pourrait passer les frontières, etc. Mais aussi aider à la mise en œuvre du règlement partout dans le monde : la coopération internationale sur la santé en fait peu dans ce domaine. Les décisions ne peuvent plus être prises État par État : il existe des obligations internationales en matière de santé.
Que penser de la question de la vaccination ?
L’un des peu nombreux producteurs du vaccin contre la grippe A est un industriel français. Cela nous donne une responsabilité supplémentaire : en produit-on juste pour nous ou pour le monde entier ? Il y a aussi un équilibre à trouver entre l’urgence et la sécurité : on fabrique un vaccin dans l’urgence, mais on n’aura pas eu le temps de le tester complètement. Il peut y avoir des effets secondaires. Alors, soit on attend un an de plus pour faire tous les tests nécessaires, soit on démarre la vaccination. La décision n’est pas facile à prendre. Par ailleurs, seuls les pays riches vont pouvoir couvrir les besoins de leur population. Et ils ne donneront qu’un peu aux autres. Cette inégalité n’est pas nouvelle, mais elle va se renforcer avec la grippe. Les pays pauvres vont se retrouver avec une épidémie à gérer en plus du reste. On a vu de grands changements s’opérer dans le financement de programmes de santé internationaux, et l’accès aux médicaments dans le monde s’est un peu amélioré, notamment pour le sida, le paludisme et la tuberculose, qui ont vu leurs marchés solvabilisés. Peut-on le faire pour la grippe ? Pour l’instant, on n’est pas capable de produire suffisamment de vaccins pour tout le monde… Mais on assiste à un mouvement très fort de mise à plat de toutes ces questions. Avec l’augmentation des risques infectieux, on commence à percevoir une obligation de solidarité internationale. On ne peut plus faire comme si les maladies des autres ne nous concernaient pas.
Comment replacer l’épidémie de grippe A dans un contexte de mondialisation des maladies et face aux grandes épidémies de l’histoire ?
Les maladies infectieuses se rappellent à nous tous les jours. C’est une histoire ancienne : les populations au Moyen Âge ont été décimées par la peste – qui n’a pas totalement disparu ; on a éradiqué la variole, sauf potentiel « bioterrorisme » ; pour la polio, il reste des souches sauvages ; la tuberculose refait une apparition sous des formes résistantes aux traitements ; les antibiotiques sont moins efficaces… Avec l’accroissement de la population et des déplacements, on voit chaque année émerger de nouvelles maladies probablement en lien avec les explorations de l’homme et l’urbanisation. Il y a des réserves inépuisables de pathogènes sur la planète, qui viennent souvent d’animaux ou de végétaux ; la biodiversité tant acclamée est aussi celle des pathogènes. Il faut se donner les moyens d’accroître la surveillance épidémiologique partout. En matière de surveillance, on est très loin d’en faire assez.