Ce que nous disent les filles d’Éole
dans l’hebdo N° 1074 Acheter ce numéro
J’y pense chaque matin en me rasant. Par la fenêtre, j’admire l’élégance des neuf éoliennes accrochées depuis quelques mois sur les collines de ma garrigue languedocienne. J’en ai rêvé pendant trente-cinq ans, et maintenant elles sont là, vivantes dans l’azur, tournant avec une régularité apaisante. Modèle d’équilibre, jolie combinaison de l’intelligence industrieuse de l’homme et des ressources renouvelables de la nature, belles sculptures cinétiques à la géniale simplicité : un mât, trois pales au savant profil, un zeste d’électromécanique, et le tour est joué !
Dignes descendantes des moulins d’antan, ces neuf filles d’Éole me font vibrer de plaisir comme leurs jolies cousines, les voiles des gréements : toutes se jouent avec subtilité des forces aérodynamiques entre terre et ciel, entre mer et azur. Alors le matin, en me rasant, lorsque je les vois tourner dans la tramontane ou le vent d’autan, je me dis que oui, ça y est, la grande transition énergétique est en marche. Mais il arrive parfois qu’il n’y ait pas un souffle d’air. Les neuf sœurs sont alors immobiles, et elles s’ennuient autant qu’une grand-voile tristement déventée. Compatissant, je les taquine alors en parodiant Baudelaire : « Exilées sur le sol au milieu des huées, vos pales de géantes vous empêchent de tourner… »
Pauvres éoliennes ! On les a accusées de massacrer le paysage : elles redonnent vie aux courbes un peu mornes des collines languedociennes, sèches et rudes. On a jeté sur elles mille rumeurs : le bruit sera infernal, le raisin va s’aigrir, les oiseaux seront hachés menu et, crime parmi les crimes, la télé sera brouillée.
Rien de tout cela n’est survenu. Le bruit est le plus souvent plus faible que le vent lui-même, le vin des coteaux ne s’est pas éventé, et les perdrix ont survécu plus sûrement qu’à l’ouverture de la chasse. Quant à la télé, elle n’offrait déjà que du vent ! Bien sûr, je suis conscient que mes neuf filles d’Éole ne sont pas parées de toutes les vertus. J’aimerais les voir plus citoyennes, propriété coopérative de tous ceux qui, à proximité, consomment de l’électricité. J’aimerais qu’elles laissent tranquille le ciel étoilé, plutôt que de lancer des flashs nocturnes, ridicule exigence de l’aviation civile ou militaire. J’aimerais qu’elles soient au plus près des lieux de consommation, par exemple dans ces zones périurbaines qui ont été saccagées en silence pendant des décennies alors qu’aujourd’hui s’élèvent des cris d’orfraie contre l’éolien. Comme ceux poussés par Valéry Giscard d’Estaing : en matière d’énergie, l’ex-Président n’a pas toujours eu le bon flair…
Bien sûr, la priorité absolue doit être à la sobriété et à l’efficacité énergétiques, c’est-à-dire aux consommations évitées, et j’y consacre mon activité professionnelle et bien au-delà. Mais, même dans un scénario poussant les « négaWatts » au maximum, il faudra produire de l’énergie électrique, et en quantité : pas moins de 380 milliards de kWh par an, à terme. Pour cela, nos modernes éoliennes sont l’une des réponses les plus intelligentes face aux urgences climatique et énergétique. Elles collectent une énergie inépuisable, renouvelable, locale. De l’électricité et rien d’autre : pas d’émissions, pas de déchets, pas de radiations. Et pour nos descendants, pas de fardeau mais des rentes !
Il n’y a pas d’énergie idéale, mais je sais qu’il y a de mauvais choix. Des choix risqués et insoutenables, nous conduisant à devenir prédateurs du minerai d’uranium du Niger, prisonniers des gisements d’Arabie ou de Sibérie, carbonisateurs de l’atmosphère, encrotteurs de déchets toxiques laissés à nos descendants pour des milliers d’années. Un comportement de pillards enivrés par des illusions de croissance sans limites : servons-nous, vite, il n’y en aura pas pour tout le monde. Et après nous, la Terre brûlée et le déluge climatique.
Alors, pour questionner l’avenir, pour inventer un futur encore possible, soyons réalistes et audacieux. Sachons écouter Éole et ses filles qui nous murmurent gentiment à l’oreille, à portée de zéphyr, une partie de la réponse : « Du vent partout, de l’énergie pour tous ! »