Crise : les remèdes du secteur alternatif
Un ouvrage collectif initié par Claude Alphandéry met sur la table « Cinquante propositions pour changer de cap », une tentative de renouveler le message politique de l’économie sociale et solidaire.
dans l’hebdo N° 1074 Acheter ce numéro
L’aspiration à une démocratisation de l’économie transpire dans les régions françaises à travers des milliers d’initiatives. Les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) ont dépassé le seuil des mille en 2009, ce qui représente 60 000 familles consommant bio et local. De nouvelles sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) naissent chaque mois et donnent corps à l’engagement de citoyens dans l’économie via des activités liées à l’environnement, à la recherche, à la santé, à l’autopartage. Des salariés reprennent leur entreprise abandonnée par les actionnaires.
Ces manifestations de contestation du système libéral peinent pourtant à dépasser le stade de l’initiative sympathique dans les milieux politiques et économiques, et à mobiliser l’opinion. « Il faut développer un discours de la preuve : nous sommes beaucoup plus que ce que vous croyez, nous représentons un projet de société, pas seulement une somme d’actions réparatrices », estime Claude Alphandéry, président du Conseil national de l’insertion par l’activité économique. L’homme n’est pas à proprement parler un activiste de l’économie solidaire. Ancien résistant et haut fonctionnaire, il a fait carrière dans de grandes banques publiques, comme la Caisse des dépôts et consignations. Fondateur de France Active, il a aussi encouragé, il y a un an, un travail de réflexion associant une centaine d’acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) ainsi que des syndicats et des chefs d’entreprise.
Le 1er novembre, cette réflexion débouche sur le lancement du Labo de l’ESS, chargé de promouvoir et de mettre en débat un ouvrage collectif intitulé Cinquante propositions pour changer de cap . Il se présente comme un forum ouvert à tous ceux qui désirent « s’appuyer sur la crise pour affirmer un nouveau mode de développement plus solidaire et plus soutenable » . L’initiative, qui veut profiter du Mois de l’ESS pour engager une vaste mobilisation citoyenne, relève du défi. Le secteur se caractérise en effet par une extrême diversité d’acteurs et de réseaux, et des divergences profondes.
« New deal sur les politiques d’intérêt général », « conditionnement des aides publiques aux entreprises à l’amélioration des conditions de l’emploi », « développer l’innovation sociale », etc. : les cinquante propositions dépassent les enjeux sectoriels de l’ESS pour reformuler le rôle de l’État et des acteurs économiques. L’ouvrage énonce par exemple : « Le risque existe bien qu’au nom d’une relance à n’importe quel prix, nous entamions durablement nos capacités à investir dans des activités et emplois socialement et écologiquement utiles. » Et d’ajouter un peu plus loin : « La subordination de pans entiers d’activités d’intérêt général, notamment des services à la personne, aux techniques de financiarisation et de marchandisation, revient à perpétuer cette recherche effrénée du profit au détriment de la qualité des services et de l’emploi, et au prix d’inégalités accrues. »
Dans le cas particulier des marchés publics, le recours quasi systématique aux appels d’offres des collectivités publiques fait de la mise en concurrence marchande la règle. Cela apparaît comme un problème « dès lors que la commande publique intègre des finalités sociales et environnementales dans des secteurs (logement, santé, action sociale) touchant à l’intérêt général et aux droits fondamentaux » . Proposition est faite de « systématiser les clauses sociales et environnementales » , mais aussi de refaire de l’intérêt général le guide de politiques publiques dégagées de la règle du moins-disant.
Les propositions s’attaquent par ailleurs à la nécessaire démocratisation de l’économie : favoriser une consommation responsable, renforcer la participation des salariés dans la gouvernance des entreprises. Elles s’appuient sur l’expérience de structures du commerce équitable, mais aussi sur des circuits courts de distribution ou encore des modèles d’organisation comme les coopératives pour suggérer des évolutions concrètes.
Que ce soit dans le cadre des politiques de l’emploi, de la santé ou des inégalités, l’ESS souffre de l’instabilité des stratégies gouvernementales. L’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République devait sonner le glas des dispositifs de contrats aidés. La crise a obligé le gouvernement à augmenter de cent mille le nombre de ces emplois pour limiter la casse sociale. « L’État nous fait jouer les utilités sur le thème de l’emploi, mais nous voulons aussi être considérés sur les questions de l’utilité sociale et de la cohésion sociale à laquelle nous participons », souligne Marie-Hélène Gillig, déléguée générale du Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale (Ceges). Ce rôle de partenaire des politiques d’intérêt général implique une orientation volontariste des aides publiques et du système de financement de l’économie vers l’ESS au lieu de les concentrer sur l’allégement des charges en faveur du secteur privé.
De la mutuelle d’assurance (Maif, Macif, etc.) aux systèmes d’échanges locaux (SEL) qui bannissent le rapport monétaire au profit du lien social, l’économie sociale et solidaire balaie un champ très large de pratiques socio-économiques, que ce soit en termes d’objet, de taille et d’organisation de structures (de l’association constituée de bénévoles à l’entreprise comptant plusieurs milliers de salariés). Les pratiques les plus récentes sont souvent nées en réaction aux dérives des plus anciennes. Ainsi, les grandes banques coopératives (Banques populaires, Caisses d’épargne, Crédit agricole) ont étouffé leur mode de gouvernance démocratique sous une construction complexe de holding financière dépendante des marchés boursiers. La mainmise de Nicolas Sarkozy sur la fusion des deux premières, en dehors de tout débat démocratique, n’a pourtant pas provoqué de réaction particulière dans les milieux de l’économie sociale.
De l’autre côté, l’économie solidaire égrène les pratiques innovantes à force d’engagement militant. Mais « la crise économique et politique réduit largement nos marges de manœuvres, nous devons faire survivre nos structures et ne sommes pas suffisamment disponibles pour intervenir collectivement et nationalement » , constate Madeleine Hersent, du Mouvement de l’économie solidaire (MES). Donner de la visibilité au projet de société de l’ESS demande aux familles qui la composent de trouver un socle commun. Cela entraînera inévitablement une recomposition des alliances. La présence des principales branches de l’ESS (Mouvement de l’économie solidaire, Ceges, structures de l’insertion par l’activité économique, etc.) au sein de l’initiative Alphandéry apparaît comme un premier pas.
Mais de nouvelles lignes de fractures apparaissent. Lors de sa dernière assemblée générale, mi-octobre, le Ceges a pris acte du départ de ses instances du Groupement national de la coopération (GNC). Cette fédération des familles coopératives (coopératives de commerçants, bancaires, agricoles, de production) préfère visiblement en rester à une vision statutaire de l’économie sociale (associations, mutuelles, coopératives) alors que celle-ci ne justifie pas à elle seule l’appartenance au secteur. Faut-il rappeler que les enseignes Leclerc, Système U ou Intermarché sont des coopératives de commerçants, et à ce titre comptabilisées dans les statistiques de l’Insee sur l’ESS ?
« Pour avoir un impact sur l’économie capitaliste, il faut jouer le rapport de force citoyen » , affirme Christine Bouchart, élue municipale en charge de l’ESS à Lille et présidente du Réseau des territoires de l’économie solidaire (RTES). Renforcer l’implication citoyenne dans les associations et entreprises, qu’elles soient sociales ou solidaires, constitue l’un des défis à relever. Reste à savoir si la recomposition en cours aboutira à l’émergence d’une parole commune capable de redonner l’espoir à l’opinion publique qu’une autre économie est possible.