Crocodiles

Bernard Langlois  • 8 octobre 2009 abonné·es

Impunité

L’histoire se déroule au bord d’un grand fleuve africain infesté de sauriens. La berge herbue, en pente douce, le soleil déclinant des dernières heures chaudes de la journée, tout invite à la baignade. Tout, sauf l’écriteau : « Attention, danger, crocodiles ! » La jeune fille semble n’en avoir cure. À peine descendue de son 4X4, la voici en son plus simple appareil. Elle court vers le fleuve, s’y plonge d’un coup d’un seul et nage voluptueusement dans ses eaux limoneuses. C’est alors que surgit un jeune et vigoureux croco qui fait d’avance claquer ses mâchoires à moins de deux mètres de sa proie…
La jeune fille semble perdue quand un alligator adulte, de taille imposante, déboule à son tour sur les lieux du drame qui se noue. D’un mouvement sec et ample de son énorme queue, il envoie le jeune crocodile valdinguer à dix mètres en grognant : « On ne touche pas à Melle Lacoste ! »
On ne touche pas non plus à M. Polanski.

Branle-bas des crocodiles dans le marigot germanopratin. Déclarations enflammées de deux ministres qui y barbotent depuis toujours, bientôt suivis par un ex qui n’a jamais fini de s’y croire : hommes de gauche, paraît-il, de ces « prises de guerre » dont Sarko se gargarise, mais qui pourraient bien finir par lui poser de sérieux problèmes avec sa majorité.
Au plan international, une pétition qui ressemble à une montée des marches à Cannes. Tout ce beau monde – biotifoule pipole – « exige » la libération immédiate du réalisateur de Rosemary’s Baby, entre autres chefs-d’œuvre, ce qui ne manquera pas, on s’en doute, d’impressionner le procureur californien qui s’est juré de l’envoyer devant le juge. Le petit peuple des lézards ordinaires contemple cette mobilisation des crocodiles avec une certaine incrédulité : le talent, la notoriété, la richesse placent-elles donc au-dessus des lois ? L’impunité est-elle acquise à qui s’est imposé dans la maîtrise de son art ? Ce qui vaut le banc d’infamie pour n’importe quel plombier d’Outreau ou d’ailleurs, fût-il innocent ; cette accusation de pédophilie, fondée ou non, qui a jeté l’opprobre sur des centaines d’éducateurs et conduit certains d’entre eux à se suicider, ne serait donc que faute vénielle pour les demi-dieux de l’Olympe cinématographique et du show-biz réunis ?
Le petit peuple se gratte l’occiput et se dit que, décidément, les zélites en prennent à leur aise.

Pavé de l’ours

Je pense pourtant que Polanski mérite d’être défendu et soutenu dans l’épreuve qu’il traverse (lui et sa famille). Mais pas comme ça ! Pas parce qu’il est brillant et talentueux ! Pas avec cette morgue ! La façon dont nos Excellences sont montées au créneau est non seulement indécente, mais encore contre-productive : La Fontaine y verrait une nouvelle illustration de son « pavé de l’ours ».
Car ce ne sont pas les arguments qui manquent pour plaider l’indulgence [^2]. Et pour d’autres raisons que le talent (indéniable) du prévenu ou la prétendue « extraterritorialité » des festivals cinématographiques [^3] ! On peut évoquer le long délai écoulé depuis les faits (mars 1977), les étrangetés d’une procédure dont on peut penser, côté américain ou suisse, qu’elle a eu bien d’autres occasions de se manifester, le fuyard ne se cachant nullement et ayant pignon sur rue (et chalet au pied des pistes de la plus sélecte station helvétique). On peut aussi se poser quelques questions au sujet de cette Lolita dont les charmes firent déraper le cinéaste, et que personne n’obligeait à se rendre en sa seule compagnie en un appartement désert pour y poser seins nus (c’est elle qui raconte) devant son objectif : l’ingénuité aussi a des limites. On peut noter encore que la famille de la donzelle a accepté devant la cour, dès le mois d’août 1977, à la suite d’un « arrangement » (un deal) entre les avocats des parties – donc cinq mois après les faits –, que l’accusation de viol soit requalifiée en « relations sexuelles illégales », faute reconnue par l’intéressé, qui plaida coupable, avec semble-t-il l’assurance d’échapper à la prison, ce qui ne se confirma pas, puisqu’il fut condamné provisoirement à trois mois fermes (il en fit la moitié avant d’être remis en liberté et préféra alors s’envoler pour l’Europe sans attendre le verdict définitif). On peut enfin souligner que la jeune victime, aujourd’hui mariée et mère de famille, a choisi d’abandonner toute poursuite.

À quoi bon alors s’acharner contre un homme qui n’a plus, depuis cette affaire trentenaire, encouru de reproche, dont la vie personnelle marquée de drames douloureux et même de véritables tragédies – depuis la fuite devant le nazisme jusqu’à l’assassinat sordide d’une épouse enceinte – avait pris un cours plus paisible ?

Puritaine

Pourquoi ? Parce que l’Amérique, pardi ! L’Amérique profonde, celle du racisme persistant, des armes à feu, des sectes, des born again, du créationnisme, des néo-cons, etc. – qui ne se sont pas évaporés avec l’élection d’Obama et qui font même un retour remarqué dans la bagarre de l’assurance-maladie. L’Amérique puritaine.
On repense à cet essai de Philippe Immarigeon dont je vous ai parlé à sa parution, qui défend la thèse d’une Amérique restée coincée dans les structures mentales moyenâgeuses des Pilgrim’s Fathers, ces pères fondateurs qui fuyaient, justement, une Europe en pleine transformation (les Lumières) où ils ne retrouvaient plus leurs valeurs, dans « cette arche de Noé du Mayflower où l’homme féodal se réfugia en attendant la fin du déluge européen de la libre-pensée [^4] ». Cette Amérique qui cohabite avec l’autre, celle de toutes les licences et de tous les scandales, qui se niche dans les collines d’Hollywood, les rues chaudes de Frisco, les plages de Miami ou les dunes de Hyannis Port : Polanski, le libertin réchappé du ghetto de Cracovie, était bien sûr de celle-ci, qui scandalise celle-là, l’hypocrite.
Celle-là qui, à l’image du gouverneur bodybuildé de Californie, se réjouit de l’arrestation du cinéaste et réclame à grands cris son extradition.

Énorme

Deux exemples, pris dans la presse cette semaine (une dans Le Figaro, l’autre dans Siné Hebdo, soyons éclectiques !) pour illustrer mon propos.
Peoria, Arizona. Anthony et Lisa, un couple sans histoire, trois filles de 5 ans, 4 ans et 18 mois. Donnent leurs photos de vacances à développer à l’hypermarché Wall-Mart du coin. 144 clichés, dont 8 montrent leurs fillettes nues jouant dans une baignoire. Dénoncés comme suspects de pédophilie par le magasin. Enquête, fillettes retirées sans droit de visite, mère (enseignante) suspendue. Après un an de procédure, Anthony et Lisa sont entièrement blanchis. Ils n’ont plus qu’à payer l’avocat : 75 000 dollars ; et à faire soigner leur fille aînée, sérieusement perturbée.
Georgie (ville non précisée). Wendy, 17 ans, se fait surprendre en train de pratiquer une caresse buccale à son petit copain, 16 ans. Elle lui taille une pipe, quoi, sans doute dans une bagnole ou derrière un arbuste du campus. C’est un délit en Georgie, ou du moins ça l’était : l’histoire se passe il y a treize ans, et depuis la fellation a été dépénalisée, de même que les relations consentantes entre mineurs. Mais la loi n’est pas rétroactive. Et Wendy (qui s’est tout de même payé un an de taule à l’époque de sa « faute ») est toujours fichée au registre des délinquants sexuels (consultable par qui veut), interdite d’habiter à moins de 300 mètres d’un lieu susceptible d’accueillir des enfants. Elle vient même, à 29 ans, d’être remise sous les verrous. Motif : à la suite de problèmes conjugaux, elle est repartie vivre chez sa mère, en oubliant de prévenir la police.
Ça paraît énorme, hein ? Ça l’est, si tout ça est vrai, je n’ai pas vérifié, je fais confiance aux confrères [^5].

Faits divers

Mais revenons chez nous (où le meurtre d’une jeune femme qui faisait son jogging dans un bois par un délinquant sexuel récidiviste n’est pas de nature à calmer les paranos. Grand classique : le ministre des flics dénonce le laxisme des magistrats, et le ministre des magistrats prie le ministre des flics de bien vouloir fermer sa grande gueule ; quant au PPV – Petit Père des victimes –, il reçoit la famille au Château. Débat : faut-il châtrer ? Notez, tous ces faits divers ont au moins l’avantage de faire un peu oublier au bon peuple comme les temps sont durs). Chez nous, donc, le fossé se creuse de plus en plus entre les zélites et le peuple. Comme le note Denis Muzet, le président de Mediascopie, « le sentiment de deux poids deux mesures dans notre société se répand ». Outre ces ministres et tous ces pipoles qui volent au secours d’un délinquant en fuite, on voit bien comment, au procès Clearstream, la justice est instrumentalisée pour démêler les querelles du beau linge (sale) ; on voit aussi comment un PDG pour qui la vague de suicides qui touche son entreprise n’est qu’une « mode », et à qui cela fait « un petit choc », est conforté à son poste par son ministre de tutelle, quand le bon sens voudrait qu’on le débarque illico ; ajoutez à ça la taxe carbone, la hausse du forfait hospitalier, les menaces sur La Poste (belle mobilisation pour le référendum sauvage !), le projet d’imposition des accidentés du travail : « L’actualité ne fait que donner corps, conclut Muzet, à cette vision et accroître un sentiment de malaise [^6]. »
Mais quand donc va-t-on se décider à les jeter, tous ces Importants, aux crocodiles ?

P.-S. : Petite erreur l’autre semaine : la politique qui est « comme l’andouillette », c’est Édouard Herriot, pas Clemenceau. Me suis trompé de radical-socialiste !

 

pol-bl-bn@orange.fr

[^2]: Ce que fait fort bien le procureur général Philippe Bilger sur son blog : « Il aurait fallu au moins mesurer la complexité du problème avant de s’enflammer et montrer un peu de respect pour la légalité, pour avoir le droit ensuite d’en discuter l’esprit. Il me semble qu’en effet – je l’écris sans être péremptoire – le légal n’est pas forcément légitime en toutes circonstances et que l’État de droit, à se vouloir détaché du contexte et de la vie, gagne en dureté certes, mais perd en validité. Je suis persuadé qu’en l’occurrence le sens de l’opportunité n’aurait pas été l’adversaire de l’État de droit mais son intelligence. […] Faut-il plaindre Roman Polanski ? Peut-être. Pas parce qu’il est artiste. Parce que la justice, c’est aussi de savoir sagement s’arrêter à temps. » Lisez intégralement son billet sur : .

[^3]: Argument invoqué dans la pétition des cinéastes. Si cette extraterritorialité peut se défendre pour des motifs politiques, elle paraît difficilement justifiable pour des délits ou des crimes de droit commun !

[^4]: American Parano, Bourin, 2006.

[^5]: Le Figaro du 30 septembre et Siné Hebdo du même jour.

[^6]: Libération, 3 et 4 octobre.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes