Dans le sens de l’émancipation
Sociologue, directeur d’études à l’EHESS, Luc Boltanski publie une série de conférences où il analyse le rôle de la critique dans sa discipline.
dans l’hebdo N° 1071 Acheter ce numéro
Dans un texte paru l’an dernier, intitulé « Rendre la réalité inacceptable », accompagnant la réédition d’un article écrit à quatre mains avec Pierre Bourdieu et publié en 1976 dans l’un des tout premiers numéros d’ Actes de la recherche en sciences sociales [[Rendre la réalité inacceptable. À propos de « la Production de l’idéologie dominante », Luc Boltanski, Demopolis, 2008, 192 p., 15 euros.
Voir également : la Production de l’idéologie dominante, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, Demopolis/Raisons d’agir, 2008, 164 p., 20 euros.]], Luc Boltanski se remémorait avec force détails l’époque de la création de cette revue. Son « Élégie » se terminait ainsi : « On ne comprenait plus pourquoi tout le monde devait être tout le temps sélectionné, ce que voulait dire le mérite, pourquoi les sélections étaient toujours préjudiciables à certains et favorables à d’autres, ce que voulaient dire le bon goût, le talent, la morale, le progrès. On ne comprenait plus rien à la réalité et on avait le sentiment qu’elle nous dissimulait le monde. Et c’est pour cela qu’on faisait de la sociologie. »
Alors que les chercheurs du Centre de sociologie européenne souhaitaient avoir leur propre revue, las de voir leurs textes passer sous les fourches caudines des comités de lecture des revues académiques, composés généralement de vieux « gardiens de normes » , le jeune sociologue Luc Boltanski, passionné de bande dessinée, collectionnait alors les fanzines, si nombreux dans l’effervescence des années 1970. Après en avoir étalé quelques-uns sur la table, il séduisit « le patron », Pierre Bourdieu, en lui proposant de faire « un fanzine de sociologie ».
On sait le succès que remporta cette revue d’un genre nouveau, si innovante, où les articles abordaient des sujets inédits et où figuraient images, photos, dessins, bandes dessinées, coupures de journaux, etc. Luc Boltanski allait alors travailler avec zèle aux côtés de Pierre Bourdieu pendant plus de dix ans et publier nombre de travaux de cette « sociologie critique », dont le rôle est d’abord de dévoiler les mécanismes de sélection et de domination dans le monde social. Il s’agissait donc, comme l’indique le titre du texte précité, de montrer combien la réalité est « inacceptable » et la façon dont « l’idéologie dominante » parvient à masquer leur domination aux dominés.
La réédition de ce célèbre article coécrit avec Pierre Bourdieu avait permis à Luc Boltanski de revenir sur ses débuts de sociologue et les débats qui agitaient alors sa discipline. Invité l’an dernier à apporter une contribution au cycle des « Conférences Adorno », organisées au sein du prestigieux Institut de recherche sociale de Francfort, dirigé par Axel Honneth (et qui fut celui de la célèbre « École de Francfort » des Adorno, Horckheimer ou Marcuse), le sociologue a ainsi prononcé une série d’interventions qui analysaient la relation entre sociologie et critique. Rassemblées aujourd’hui en un dense petit volume, ces conférences ont été l’occasion cette fois d’un retour introspectif plus approfondi sur son parcours intellectuel puisque, comme il l’annonce d’emblée dans un bref avant-propos, les problèmes entre sociologie et critique ont, « pour [lui], et sans doute pour les sociologues de [s] a génération, entrés dans cette discipline durant les années qui ont immédiatement précédé ou suivi Mai 68, un caractère presque biographique ».
En effet, d’abord élève puis assistant de Pierre Bourdieu, Luc Boltanski s’est ensuite éloigné au tournant des années 1980 du « paradigme bourdieusien » d’une sociologie critique de la « domination sociale », pour se tourner l’un des premiers vers une « sociologie pragmatique de la critique ». Affirmant la « nécessité » de la critique et ne niant pas dans sa première intervention « l’originalité » et les apports de la sociologie bourdieusienne, il revient ensuite sur le cheminement qui l’a amené, lui mais aussi d’autres de ses collègues, à formuler contre elle trois grandes objections pour mieux « poser la question de la critique à nouveaux frais » . Pour Luc Boltanski, la théorie de Bourdieu est marquée par un « usage extensif de la notion de domination » et envisage « toutes les relations entre acteurs dans leur dimension verticale » , ceux-ci étant dominés « sans le savoir » en ayant « incorporé les normes dominantes » . Le caractère par trop systématique de cette approche est déjà remis en cause par l’usage du terme « acteur » et non plus d’ « agent » , cher aux bourdieusiens. L’un des articles qui marquera sa rupture avec son ancien « patron » s’intitulera d’ailleurs « Ce dont les gens sont capables » !
L’autre objection avancée tient ensuite à la place du sociologue : en position de surplomb, celui-ci serait « seul capable » à la fois d’accéder à la « connaissance des structures » du monde social, mais aussi de « dévoiler » aux dominés la « vérité de leur condition sociale ». Et l’auteur de pointer, enfin, la sous-estimation des « effets qu’exerce la circulation des discours sociologiques dans la société et leur réappropriation/réinterprétation par les acteurs »…
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La sociologie pragmatique de la critique va alors, sans *« toutefois abandonner le projet d’une sociologie critique » , cesser de mettre tout l’accent sur « la dimension verticale et sur l’opacité de la conscience aliénée des agents » et recentrer « l’attention du sociologue sur les acteurs en situation ». À partir d’analyses de terrain, cette sociologie constate les « capacités critiques développées par les acteurs dans les situations de la vie quotidienne » : ceux-ci, mobilisant parfois « des schèmes empruntés à la sociologie critique, diffusés par l’enseignement ou les médias », se montrent « carrément critiques, ne cessant de dévoiler les intentions et les travers cachés de leurs adversaires, souvent rapportés à leur position sociale » !
Si ce volume, à la lecture parfois ardue du fait de son caractère théorique très marqué, permet de suivre le parcours intellectuel du sociologue et les débats qui ont agité la discipline en France durant les vingt ou trente dernières années, il se veut aussi une tentative de « pacification » avec pour objectif de « fournir des outils permettant de résorber la tension entre sociologie critique et sociologie de la critique » . Car, pour Luc Boltanski, la sociologie reste bel et bien un travail de « recherche de chemins allant dans le sens de l’émancipation » . Or, pour ce faire, il est nécessaire de renforcer le rôle de la critique, à la fois celle des acteurs eux-mêmes et la critique sociale de la domination, en contribuant « à la reprise d’une sociologie des classes sociales – actuellement en train de se redéployer après une éclipse de trente ans ». Le sociologue est en effet bien conscient que le rejet, parfois radical au départ, de la sociologie critique a pu aussi avoir des effets pervers, telle la « surestimation des capacités dont disposent les acteurs ». C’est en tout cas la grande qualité de ce livre que de montrer l’évolution de la pensée du sociologue, continuant d’affiner ses analyses en reconnaissant les erreurs, ou du moins les excès, des théories autrefois embrassées avec fougue, sans doute par réaction contre le paradigme précédemment adopté. Ainsi, en proposant aujourd’hui d’articuler ces deux sociologies, Luc Boltanski tente de dessiner un « cadre d’analyse » utile, qui, d’un côté, fournisse aux dominés des outils pour « résister à la fragmentation, en leur offrant un tableau de l’ordre social » et, de l’autre, reconnaisse également les « attentes pluralistes qui, dans les sociétés capitalistes-démocratiques contemporaines, semblent occuper une position centrale dans le sens critique des acteurs, y compris les plus dominés d’entre eux » . Et de prendre ici l’exemple des « collectifs affinitaires » (car ne correspondant pas à une classe sociale au sens classique), comme ceux des sans-papiers ou des intermittents du spectacle, qui ont vu nombre de diplômés précaires les rejoindre et développer une « orientation émancipatrice ». C’est le rôle de la sociologie que de les y aider. Et celle de Luc Boltanski y contribue grandement.