« Des pressions bien masquées »

Trois ans après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, retour sur les conditions de travail des journalistes en Russie avec Owen Matthews, auteur de l’essai « les Enfants de Staline ».

Jean-Claude Renard  • 29 octobre 2009 abonné·es

Avec les Enfants de Staline  [^2], puisant dans les correspondances et les dossiers du NKVD (police politique chargée de la sécurité de l’État soviétique de 1934 à 1946) puis du KGB, Owen Matthews relate la destinée d’une famille (la sienne) sur trois générations, livrant ainsi une chronique du XXe siècle russe. Des purges staliniennes au chaos de la guerre froide, jusqu’à l’éclatement de l’Union soviétique. Owen Matthews est aussi directeur de la rédaction à Moscou du magazine Newsweek , après avoir été reporter pour le ­Moscow Times et avoir couvert la guerre en Tchétchénie, les conflits au Moyen-Orient, en Afghanistan et la guerre en Irak. Entretien.

Politis : Dans une quête de vérité et d’identité, votre livre couvre presque un siècle d’histoire de la Russie. Quelle analyse faites-vous entre hier et aujourd’hui, en termes
de liberté d’expression ?

Owen Matthews : La Russie actuelle n’est pas l’Union soviétique. Mais ce que l’on observe depuis une dizaine d’années, surtout depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, c’est une revanche, un retour aux habitudes du temps de l’URSS. La presse écrite est à peine épargnée, mais surtout la télévision est particulièrement contrôlée. La grande différence est qu’auparavant la critique du régime était une hérésie idéologique, un crime. Aujourd’hui, l’État est plus pragmatique. On peut dire qu’on est assez tranquille si l’on touche peu de gens. Quand on s’adresse à plusieurs millions de personnes, c’est autre chose !

Comment vit-on le journalisme aujourd’hui en Russie ?

Les correspondants étrangers peuvent faire leur travail. En revanche, pour nos collègues russes, la situation est plus difficile. La position, ces dernières semaines, d’Alexandr Podrabinek, correspondant pour Radio France Internationale (RFI) et collaborateur à Novaïa Gazeta , en est un exemple. Il a ouvertement critiqué la période soviétique, qui reste pour beaucoup de Russes une vache sacrée, et dénoncé l’attitude de déni du pouvoir en place à l’égard de cette période [^3]. La réaction politique et sociale a été violente, à coups d’intimidations, de menaces sur Internet, envers lui et envers sa famille. Le mouvement de jeunes les Nachi, signifiant « les Nôtres », groupuscule pro-Kremlin créé il y a quatre ans, est allé jusqu’à protester devant son appartement ­plusieurs jours de suite. Cela rappelle les gardes rouges du temps de Mao ! On instrumentalise les tensions sociales pour punir ce qui paraît politiquement incorrect. Il faut d’ailleurs rappeler que Podrabinek a connu plusieurs années de goulag à la fin des années 1970, condamné pour ses publications clandestines qui dénonçaient alors l’utilisation répressive de la psychiatrie en Union soviétique.

Trois ans après la mort d’Anna Politkovskaia [^4].), quelles sont les pressions exercées sur la presse russe ?

La presse qui se révèle gênante connaît diverses formes de pression, bien masquées, difficiles à gérer pour des éditeurs toujours vulnérables. Ce sont, par exemple, des ressources publicitaires qui se tarissent, un contrôle fiscal inopiné, l’irruption des sapeurs-pompiers qui ferment des bureaux sous un prétexte de sécurité, forcément fallacieux. Ce sont aussi des sanctions administratives, prises par n’importe quel bureaucrate, qui paraissent légales mais entravent le fonctionnement d’un journal, entraînent une suspension de ses parutions.
Les nouvelles technologies, les nouveaux outils
de communication changent-ils la situation ?
Il est très facile de croire que nouvelle technologie égale nouvelle pensée. Il existe bien sûr des espaces démocratiques, mais la plupart des sites restent nationalistes et se font le relais du régime.

[^2]: Les Enfants de Staline, Owen Matthews, éd. Belfond, 402 p., 22 euros.

[^3]: L’article d’Alexandr Podrabinek dénonçait la décision de la mairie de Moscou de débaptiser un modeste restaurant, longtemps surnommé Antisovietski par ses clients parce qu’il fait face à un hôtel de luxe, l’hôtel Sovietski, créé au tout début des années 1950. Puis les propriétaires du petit restaurant se sont décidés à poser leur surnom en guise d’enseigne. La mairie est aussitôt intervenue.

[^4]: Le 18 novembre prochain, sortira en salles un documentaire consacré à Anna Politkovskaïa, Lettres à Anna, réalisé par Éric Bergkraut (avec la voix de Catherine Deneuve

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