« L’antisémitisme à gauche est marginal »

L’historien Michel Dreyfus analyse le « paradoxe » de l’antisémitisme à gauche, de 1830 à nos jours. Il démontre que celui-ci n’a jamais constitué en France un courant « spécifique » Et dénonce les accusations injustifiées portées aujourd’hui par certains intellectuels.

Olivier Doubre  • 1 octobre 2009 abonnés
« L’antisémitisme à gauche  est marginal »

Politis : Pourquoi vous être intéressé à la question de l’antisémitisme à gauche ? Celui-ci ne devrait-il pas être antinomique à la gauche ?

Michel Dreyfus : J’ai toujours été engagé à gauche, et par ailleurs mon nom, Michel Dreyfus, est extrêmement connoté. La question m’intéressait donc, et ce d’autant plus qu’elle n’a jamais été traitée dans son ensemble : d’où la nécessité de le faire. Parler d’un antisémitisme de gauche laisserait supposer qu’il y a aussi un antisémitisme de droite. Or, j’estime qu’il n’y a pas un antisémitisme de gauche original, à l’exception peut-être de la première période, au milieu du XIXe siècle. En revanche, la gauche s’est laissé parfois imprégner par un certain nombre de « théories » en provenance de la droite. Enfin, il faut souligner qu’aucune organisation de gauche n’a jamais mis l’antisémitisme à son programme, même si certains de ses membres ont tenu des propos antisémites. Je pense donc qu’au lieu de parler d’un antisémitisme ­spécifique à la gauche – qui n’a pas existé –, il faut dire qu’il y a eu parfois un antisémitisme « à » gauche.

Vous montrez que l’antisémitisme à gauche a toujours été assez marginal, après l’antisémitisme « économique » du XIXe siècle

Les premiers socialistes (Fourier, Proudhon, plus encore Toussenel) expliquent en effet, mais de façon fausse, la naissance du capitalisme par le rôle des Juifs. Cela s’explique largement par l’image des Rothschild, alors en plein essor, en France comme en Europe. Cette image perdurera un ­siècle : en 1962, Georges Pompidou, devenant Premier ministre, sera présenté avec insistance comme l’ancien « directeur général de la banque Rothschild ». Or, dans cette histoire, les images sont absolument fondamentales. La grande rupture intervient ensuite avec l’affaire Dreyfus, précédée depuis une quinzaine d’années par la naissance de l’antisémitisme moderne, symbolisé par l a France juive de Drumont (1886). Ce livre a largement imprégné la gauche, et un certain nombre de socialistes et d’anarchistes s’y sont laissé prendre. Avec l’affaire Dreyfus, la gauche prend conscience de la nature réactionnaire de l’antisémitisme. Dans l’histoire du socialisme, l’Affaire constitue un tournant fondamental dans la mesure où la question des valeurs universelles, de la défense de la démocratie et de la République est désormais posée. Aussi, après le « J’accuse » de Zola en 1898, très rares sont les militants qui tiennent un langage antisémite, et ceux qui le font encore prennent désormais toujours la précaution de dire qu’ils ne sont pas antisémites.

On connaît bien l’histoire de la montée de l’antisémitisme dans les années 1930, qui, à gauche, touche surtout les milieux pacifistes. Mais après le génocide des Juifs par les nazis, il est devenu quasi impossible de se dire antisémite. Pourtant, vous montrez que la perception du génocide est alors tout à fait différente de celle qu’on en a aujourd’hui.

En effet. Dans les premières décennies d’après-guerre, le déporté, dans l’imaginaire collectif, est d’abord le résistant, alors que le déporté juif apparaît très peu. Une chose extraordinaire est, par exemple, le fait que dans le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, réalisé en 1956, le mot « juif » n’est prononcé qu’une seule fois ! Cela montre le climat de l’époque. Or, durant cette période, la culture de ­l’anti­fascisme est quasiment hégémonique à gauche, et seuls quelques milieux d’extrême gauche, tout à fait minoritaires, ne sont pas antifascistes car ils analysent la Seconde Guerre un peu comme l’ont fait les socialistes avant 1914, c’est-à-dire comme un simple affrontement entre deux impérialismes mis sur le même plan. C’est dans ces milieux que l’on note un certain antisémitisme, et c’est là aussi où naît le révisionnisme, conçu par Paul Rassinier, ancien déporté et socialiste.

Le grand changement intervient avec la création de l’État d’Israël, mais surtout à partir de la guerre des Six-Jours. Qu’est-ce qui va alors changer ?

L’extrême gauche s’intéresse assez peu à l’État d’Israël dans ses premières années, mais tout change avec la guerre des Six-Jours en 1967. La mobilisation en faveur de la cause palestinienne commence alors à se développer dans la gauche française. Depuis l’émergence du sionisme, le PCF et l’extrême gauche ont rejeté ce courant, sans arguments antisémites cependant, tandis que la social-démocratie l’a soutenu ; la SFIO s’est faite ensuite le meilleur soutien d’Israël. Une frange très minoritaire de l’extrême gauche anticolonialiste, à l’instar de l’avocat Jacques Vergès, verse dans une critique toujours plus virulente d’Israël avec un discours antisémite de plus en plus net. À partir de la décennie 1970, ce qu’on va appeler l’ultragauche adhère au révisionnisme puis aux délires négationnistes de Robert Faurisson.

Vous montrez bien que tout cela reste, à gauche, extrêmement minoritaire. Pourtant, depuis une bonne dizaine d’années, un certain nombre d’intellectuels médiatiques ne cessent d’accuser l’extrême gauche et la gauche d’antisémitisme, du fait de ses critiques contre la politique israélienne. Pourquoi ?

Tout d’abord, j’estime que, sur cette question, on ne peut se contenter d’observer les prises de position des uns et des autres : il convient aussi de mesurer leur influence dans l’opinion. On trouve trace parfois de positions antisémites dans certaines franges de l’extrême gauche, mais elles restent tout à fait marginales. N’oublions pas en revanche que le seul parti politique qui refuse de condamner Vichy a accédé, en 2002, au second tour de l’élection présidentielle. On le voit, le poids n’est pas du tout le même entre cette extrême droite et les petits groupes d’extrême gauche, même si l’antisémitisme est aussi condamnable d’un côté que de l’autre. Maintenant, il faut s’interroger sur les raisons de ces attaques médiatiques contre la gauche. Il me semble y avoir, à gauche, une certaine dilution de la culture antifasciste. En 1980, après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, plus de 300 000 personnes ont défilé aux cris de : « Le fascisme ne passera pas ! » Je ne suis pas sûr qu’il en serait de même aujourd’hui. La gauche ne se mobilise sans doute pas assez de nos jours contre les expressions d’antisémitisme, peut-être en raison des difficultés qu’elle traverse. Mais la ­raison fondamentale tient à l’absence, pour l’instant, de solution au conflit israélo-paslestinien, et surtout au fait que celui-ci est instrumentalisé par ceux qui accusent la gauche d’antisémitisme, accusation totalement injustifiée selon moi : pour ces accusateurs, toute critique contre la politique israélienne est antisémite.

Vous ne niez donc pas l’existence d’une certaine inquiétude dans la communauté juive de France quant à la montée d’un certain antisémitisme en France, lié essentiellement à la question palestinienne. Pourtant, n’y a-t-il pas une responsabilité de ses représentants officiels lorsqu’ils acceptent que les gouvernements israéliens prétendent parler au nom de tous les Juifs ?

Bien entendu. Je rappelle en introduction de mon livre que le Crif n’a pas invité à son dîner annuel, en mars dernier, le PCF et les Verts, au motif que, dans une manifestation à laquelle ils ont participé contre la sanglante opération de l’armée israélienne à Gaza, il y a eu quelques débordements antisémites. Dénoncer le PCF et les Verts comme des antisémites à partir du constat de ces débordements est ridicule et montre le climat passionnel entretenu par ce type d’accusations. J’estime qu’on a le droit de critiquer, non pas l’existence de l’État d’Israël, mais la politique du gouvernement israélien, au même titre qu’on peut le faire de celle du gouvernement de la Russie, de la Finlande ou de tout autre pays, sur tel ou tel point. Cette attitude me rappelle celle des communistes qui n’admettaient aucune critique contre l’URSS sous Staline. Dire que la France serait aujourd’hui menacée d’une vague d’antisémitisme sans précédent depuis les années 1930 est complètement faux. Tout comme le sont les évocations, faites à plusieurs reprises par ce même type d’accusations, entre la situation actuelle et la « Nuit de cristal » où, en novembre 1938, les nazis organisèrent en Allemagne le pogrom le plus important survenu en Europe occidentale depuis des siècles. Il est indigne d’accuser la gauche de tenir un discours antisémite, comme il le serait tout autant de le dire pour la droite républicaine. Des attaques de ce type visent aussi à affaiblir encore davantage la gauche, qui connaît aujourd’hui une crise profonde.
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