« Le régime iranien veut entamer des négociations »
Chercheur associé à l’Iris, Thierry Coville analyse l’attitude de l’Occident face à l’Iran. Il déplore une vision simpliste conduisant à une peur irrationnelle. L’historien Shlomo Sand dénonce le rôle de boutefeu du gouvernement israélien.
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Politis : Quels enseignements tirez-vous des discussions du 1er octobre à Genève entre les représentants du régime iranien et le groupe des Six [les cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU, plus l’Allemagne] ?
Thierry Coville / On peut retenir trois points de cette rencontre. D’une part, l’Iran a accepté la visite par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de la deuxième usine d’enrichissement d’uranium, visite prévue d’ici à deux semaines. D’autre part, le gouvernement accepte le principe d’uranium enrichi à l’étranger et utilisé en Iran. De plus, lors de cette rencontre à Genève, les représentants iranien et américain ont déjeuné ensemble, ce qui prouve une réelle volonté de dialogue.
Mais le plus significatif est sûrement la visite surprise du ministre iranien des Affaires étrangères à Washington, le 30 septembre, soit deux jours auparavant. C’est la première visite d’État à État entre les États-Unis et l’Iran depuis trente ans. Et c’est l’Iranien qui se déplace. Cela souligne la volonté du régime d’entamer des négociations et, surtout, de rétablir une relation avec les États-Unis.
Pourquoi la perspective de la bombe iranienne fait-elle aussi peur ? N’y a-t-il pas une diabolisation de l’Iran, une méprise sur la nature du régime ?
Nous sommes en proie à une panique irrationnelle, souvent par méconnaissance. Certes, il plane nombre d’incertitudes sur les objectifs de l’Iran. Mais c’est un système politique très complexe, et un certain nombre d’experts ont utilisé cette méconnaissance pour résumer l’Iran à Mahmoud Ahmadinejad. En diabolisant le pays, on caricature le régime. On le qualifie parfois de fou alors que tout est savamment régi. Cette vision occidentale permet de proposer une politique très simpliste : « Ils font ce qu’on leur dit ou on les sanctionne. » C’est dangereux car cela procède d’un mauvais diagnostic. Le régime est loin d’être irrationnel, et Ahmadinejad ne décide pas seul. Des équilibres internes reposent sur des rapports de forces. Paradoxalement, la politique occidentale découlant de ces diagnostics caricaturaux fait le jeu des plus radicaux, renforce les extrêmes. Ahmadinejad lui-même est beaucoup plus à l’aise dans le rapport de force que dans des négociations.
On observe aujourd’hui un décalage surprenant entre les puissances occidentales. Sous Bush, les États-Unis avaient cette approche simpliste. Après le constat d’échec en Irak et en Afghanistan, seule une minorité de pays semble aujourd’hui encore tenir ce discours. Barack Obama s’est entouré de spécialistes connaissant très bien l’Iran. Leur diagnostic est basé sur l’efficacité : négocier se révèle judicieux. En France, on est resté quelques années en arrière…
Quelle place occupe le conflit israélo-palestinien dans la politique intérieure de l’Iran ? Pourquoi cette question est-elle récurrente, et comment analyser la violence des propos d’Ahmadinejad ?
Depuis la révolution islamique de 1979, ce conflit est promu au rang de cause majeure pour le régime. Ainsi, une des premières mesures prises par le nouveau régime a été de remplacer l’ex-ambassade d’Israël par une représentation de l’OLP. Ahmadinejad est un populiste proche de l’extrême droite. Sa position radicale et ses déclarations provocatrices constituent pour lui un fonds de commerce. Les opposants adoptent une position beaucoup plus modérée, y compris sur Israël. S’il y a une compassion en Iran pour la population palestinienne, la critique des Iraniens – notamment des plus jeunes – sur l’importance accordée à la Palestine ou au Liban dans le discours officiel se fait de plus en plus vive. Les déclarations excessives d’Ahmadinejad sur Israël sont probablement un moyen, à l’intérieur, d’asseoir son pouvoir et, à l’extérieur, d’assurer un leadership à l’Iran dans la région.
Quelques mois après les élections, quelle est l’assise politique d’Ahmadinejad ? Dispose-t-il toujours d’un soutien sans réserve du Guide suprême, Ali Khamenei ?
La contestation du peuple reste considérable. Deux millions de manifestants ont profité de la journée nationale de solidarité avec les Palestiniens (le 18 septembre) pour réitérer leur soutien à Hossein Moussavi. Le conservateur modéré Mohsen Rezai s’est également situé dans l’opposition. Beaucoup de religieux ont d’ailleurs critiqué ouvertement Ahmadinejad. Son pouvoir et sa légitimité en sont très affaiblis, même s’il reste populaire auprès d’une population rurale. Les négociations sur le nucléaire découlent de cette déstabilisation sur le plan interne : Ahmadinejad ne peut s’offrir le luxe d’une crise avec l’Occident. S’il parvient à trouver des appuis extérieurs, il pourra s’en prévaloir auprès de la population. Le gouvernement qui rétablira le dialogue avec les États-Unis bénéficiera d’un immense prestige. Mais cette symbolique suffira-t-elle à redorer son blason ? Probablement pas… Mais tel est sans doute son calcul.
Quant au Guide suprême, il a pris beaucoup de risques en sortant de son rôle d’arbitre, en soutenant Ahmadinejad et en validant précipitamment son élection. Le réformateur Mehdi Karoubi a écrit à Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, président de l’Assemblée des experts (en charge de contrôler l’activité du Guide), lui demandant pourquoi l’Assemblée était restée silencieuse. Ces critiques exprimant un malaise vis-à-vis de la politique du Guide ont désormais lieu à l’intérieur même du régime, parmi les conservateurs. Directement mis en cause par des religieux – sans parler des critiques de la population –, Ali Khamenei a sans doute laissé de sa légitimité.
En faisant fermer une prison où se pratiquaient des sévices, il a tenté d’améliorer son image, mais les affrontements entre Ahmadinejad et la population sont allés tellement loin qu’on voit difficilement comment on pourrait retrouver un consensus.
Où en est l’opposition ?
Les deux leaders, Moussavi et Karoubi, restent extrêmement populaires en Iran. Ils ont été les premiers à avoir le courage de dire non au Guide, au péril de leur vie. On ne peut pas dire qu’aujourd’hui l’opposition est divisée, nous ne sommes plus devant une échéance électorale, il n’est plus question de programme.
Pourquoi le dossier nucléaire s’est-il emballé au cours des dernières années ?
Le dossier nucléaire a été relancé au milieu des années 1980 avec les programmes balistiques. L’idée était de construire une force de dissuasion pour éviter que l’Iran soit de nouveau attaqué, comme cela avait été le cas lors de la guerre avec l’Irak en 1988. À l’époque, les forces conventionnelles iraniennes n’avaient pas pu résister, et le Conseil de sécurité de l’ONU n’était pas intervenu pour stopper l’offensive irakienne. Ces souvenirs restent présents dans les esprits. Mais il y a aussi une stratégie : obtenir un niveau technologique offrant la possibilité d’avoir la bombe atomique, un peu comme l’ont fait le Pakistan et l’Inde, confère un rang de puissance régionale.