Les dreyfusards d’aujourd’hui
Historien, Emmanuel Naquet*
a dirigé avec Gilles Manceron un ouvrage sur l’affaire
Dreyfus et sur cent ans
de combats dreyfusards en France. Il analyse
la continuité de ces engagements au fil du siècle.
dans l’hebdo N° 1074 Acheter ce numéro
Politis : Pourquoi aviez-vous organisé le colloque qui est
à l’origine de la publication
de ce livre ?
Emmanuel Naquet : Cette rencontre s’est tenue les 8 et 9 décembre 2006 autour de quelque soixante intervenants, historiens, politistes, juristes, personnalités littéraires et militants des droits de l’homme, pour clore l’année du centenaire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus par la cour de cassation, et ce à l’École militaire, dans les lieux mêmes où Alfred Dreyfus avait été dégradé. Elle avait une vocation à la fois citoyenne et scientifique, puisque plusieurs partenaires s’y sont associés, en premier lieu la Ligue des droits de l’homme, qui en a été à l’origine, mais aussi la Ligue de l’enseignement, la Société internationale d’histoire de l’Affaire Dreyfus, la Société d’études jaurésiennes, la Société littéraire des amis d’Émile Zola, l’Association des professeurs d’histoire-géographie et d’autres encore. S’est ajouté le soutien de plusieurs institutions de recherche, en particulier la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) ou le Centre d’histoire de Sciences Po [^2]. Cette manifestation marquait donc la fin d’une commémoration qui avait débuté en janvier 2006 par un colloque monté par l’EHESS [^3], les Événements fondateurs : l’affaire Dreyfus, Armand Colin.) et s’était poursuivie par le discours de Jacques Chirac. Il nous paraissait important d’aborder, de manière novatrice, des visages, des lieux, des moments, des milieux, des représentations moins connus de l’Affaire, de reprendre des éléments en débat sur l’antisémitisme contemporain comme sur les divergences historiographiques relatives à certaines dérives individuelles, mais encore, sans verser dans la célébration, de montrer la continuité du dreyfusisme.
Dans votre introduction, vous pointez la distinction entre les termes de « dreyfusisme » et de combat « dreyfusard ». Qu’en est-il de cette différence ?
Ces termes sont souvent et communément confondus, malgré la typologie établie par l’historien Vincent Duclert. Lorsqu’on parle de « dreyfusards », il s’agit des défenseurs de Dreyfus, au-delà de ses avocats, c’est-à-dire ceux qui ont lutté pendant l’Affaire pour le capitaine, et qui ont travaillé sur la forfaiture, sur l’innocence, bref sur le crime judiciaire. Certains d’entre eux sont ensuite devenus « dreyfusistes », ce qui signifie qu’ils se sont saisis de l’Affaire en tant qu’événement explicatif de la société, mais également fondateur d’un engagement. Ainsi, ils lui ont donné une portée plus générale, qu’ils ont réinvestie. À partir de cette affaire, devenue un paradigme, il est possible à leurs yeux de mettre en place une politique – au sens noble du terme – fondée sur la vérité, la raison, la justice et, partant, sur la défense des droits et libertés fondamentaux. Au XXe siècle, certaines batailles peuvent ainsi être rattachées au dreyfusisme : la campagne en faveur des fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre, la Résistance pendant le second conflit mondial ou la dénonciation de la torture et la lutte pour l’indépendance pendant la guerre d’Algérie, notamment. En ce sens, la figure de Pierre Vidal-Naquet s’inscrit évidemment et fortement dans une adhésion dreyfusiste. C’est Madeleine Rebérioux, historienne et ancienne présidente de la LDH, qui parlait de « génération dreyfusienne » pour qualifier les intellectuels engagés dans cette cause. Elle songeait aux membres du Comité Audin, auquel elle avait elle-même participé, avec Laurent Schwartz. Il s’agit donc bien d’une ligne qui s’est prolongée et renouvelée tout au long du siècle passé et jusqu’à aujourd’hui, puisque, lorsqu’on observe la récente question de ces fichiers de police que veut créer le gouvernement, ou celle de l’omniprésence de la vidéosurveillance, l’indignation qui s’exprime relève à mon avis d’une posture tout à fait dreyfusiste. Ce sont là des enjeux que les dreyfusards de la fin du XIXe siècle ou les dreyfusistes du XXe siècle n’auraient certainement pas reniés
Madeleine Rebérioux a pointé avec force les relations ténues entre histoire, historiens et dreyfusisme. Pourquoi ?
Il y a un double aspect. Si l’on prend simplement l’engagement des dreyfusards à partir de 1896-1897, on remarque qu’il y a beaucoup d’historiens ou de philologues : Gabriel Monod, Arthur Giry, Paul Meyer et d’autres vont révéler les erreurs et les irrégularités dans la procédure contre Dreyfus. Par la suite, au sein même de la LDH, nombre d’historiens s’engagent dans des combats dreyfusistes, notamment ceux évoqués plus haut, mais aussi Louis Havet, Charles Seignobos ou Alphonse Aulard, d’où l’impossibilité de séparer les pratiques dreyfusistes et le renouvellement de la discipline historique. En effet, des dreyfusards non historiens se sont servis de la méthode historique pour analyser le bordereau au cours de l’Affaire : Bernard Lazare, l’un des premiers dreyfusards, ou Jean Jaurès, auteur des Preuves , ont œuvré véritablement en historiens. Ce dernier constituera d’ailleurs plus tard un modèle pour Pierre Vidal-Naquet lorsqu’il sortira son premier livre en 1958, l’Affaire Audin , qui dénonce le mensonge manifeste que constitue la version de l’armée quant à la disparition du jeune mathématicien. En outre, l’avocat Louis Leblois travaille lui aussi comme un historien ; c’est l’un des personnages dont nous avons fait le portrait. Enfin, il faut citer le premier historien de l’Affaire, Joseph Reinach, dreyfusard, qui publie dès 1901 une monumentale Histoire de l’Affaire [^4].
La Ligue des droits de l’homme ayant été l’une des principales organisatrices de ce colloque, en quoi peut-on dire qu’elle est une association dreyfusarde aujourd’hui ?
J’estime effectivement qu’elle est une association dreyfusarde, avec d’autres, comme le Mrap, le Gisti, la Cimade ou RESF, pour ne citer qu’eux. Évidemment, elle n’est pas dans la même situation qu’au moment de l’affaire Dreyfus ou du Front populaire. De même, elle a pu être parfois silencieuse, ce que nous signalons. Mais il me semble qu’elle constitue, pour reprendre la formule de son ancien président Yves Jouffa, une sorte de « bonne mémoire et de mauvaise conscience » de la République. On pourrait dire également, comme le faisait volontiers Émile Kahn, son secrétaire général entre 1932 et 1953 et son président de 1953 à 1958, qu’elle incarne une « vigie », ce qui n’est pas très loin. C’est la plus vieille organisation de ce type puisque, plus que centenaire (elle est née par l’Affaire Dreyfus), elle a un champ généraliste ; et, si elle milite en premier lieu en faveur de toutes les libertés, c’est sans oublier les droits économiques et sociaux, comme le montrent les contributions
de Carlos Miguel Herrera et d’Henri Leclerc.
Pourquoi le combat dreyfusard conserve-t-il une telle acuité dans l’engagement politique aujourd’hui ?
On peut considérer qu’il s’agit d’une référence majeure, comme l’illustre la formule de Jean-Pierre Dubois, actuel président de la LDH, qui intervient en conclusion : « Affaire Dreyfus oblige ! » Cette exigence éthique se poursuit dans le débat public et trouve sa source dans cette modernité exemplaire. Lorsqu’un certain nombre de principes républicains et démocratiques ont été mis en cause, des hommes ont pris des risques à une époque où il était bien plus difficile d’être dreyfusard. Je pense à ces savants qui ont perdu leur laboratoire, à ces professeurs qui ont été conspués à l’université du fait de leur engagement. Or, en 2009, lorsque l’on observe la politique d’immigration que les autorités de la République mettent en œuvre avec les charters et autres expulsions, il me semble que les citoyens poursuivis pour ce fameux délit de solidarité, parce qu’ils ont aidé des sans-papiers, sont pleinement des dreyfusards.
[^2]: On se reportera à l’introduction du livre pour l’ensemble des partenaires.
[^3]: Vincent Duclert et Perrine Simon-Nahum (dir.
[^4]: Rééditée et introduite par Hervé Duchêne en 2006, Robert Laffont, coll. « Bouquins » (2 vol.), préface de Pierre Vidal-Naquet.