L’illusion de la circulation des idées

Deux économistes, El Mouhoub Mouhoud et Dominique Plihon, explorent dans un livre les liens étroits entre la finance et l’économie de la connaissance.

Thierry Brun  • 1 octobre 2009 abonnés

Politis : Le capitalisme contemporain connaît une profonde mutation qui n’est pas seulement fondée sur la finance. La connaissance en est aussi l’un des piliers. D’où vient ce changement ?

El Mouhoub Mouhoud : Il existe un consensus chez les économistes pour admettre qu’il y a une rupture dans l’évolution du capitalisme datant des années 1970. Soit la montée sans précédent du contenu en connaissances des activités économiques. Cette économie dite de la connaissance est fondée sur trois éléments : la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC), qui ont modifié la manière de produire et d’organiser la production ; la montée du contenu en recherche et en développement au cœur de la production ; et la progression considérable de l’éducation, du capital humain. Ces trois éléments forment ce que l’on peut appeler la progression de l’immatériel dans le capitalisme contemporain.

Vous revisitez cette économie de la connaissance en critiquant au passage certaines théories économiques. Vous parlez même d’illusion commune à propos de la connaissance et des technologies de la communication et de l’information. Jusqu’à quel point ?

E. M.  M. : Nous sommes très critiques à l’égard d’une croyance selon laquelle l’économie de la connaissance s’est diffusée partout et a aboli les distances sur la planète du fait du rôle considérable des TIC. Un journaliste américain, Thomas Friedman, l’a qualifiée de « monde plat », d’autres parlent d’économie de l’immatériel. Antonio Negri y voit une transformation du capitalisme fordiste en capitalisme cognitif. Les marchés seraient mis en concurrence d’emblée, ce qui va jusqu’à conduire à penser qu’il existe une autonomie complète du travail immatériel par rapport au capital fixe, si l’on est dans une vision marxienne. Dans une vision néolibérale, on a affaire à des marchés qui sont quasi parfaits et fonctionnent de manière homogène partout.
Cette idée selon laquelle les TIC induiraient par elles-mêmes un nouveau mode de production est une illusion. Nous qualifions cette position de fétichisme des TIC. En réalité, cette économie de la connaissance concerne certains secteurs, certaines régions, certains travailleurs hautement qualifiés. Et sa diffusion est complémentaire du taylorisme le plus traditionnel : c’est un facteur d’intensification de la productivité. En fait, apparaît une nouvelle logique de division du travail (la division cognitive du travail) qui se combine et se complète avec la division taylorienne du travail, rendue plus efficace par les TIC.
Vous dénoncez aussi les thèses optimistes autour de l’économie de la connaissance…

E. M.  M. : On nous dit qu’on va vers un monde où l’ensemble des pays, des régions, des travailleurs vont participer à la division internationale du travail par le fait que l’information devient quasi gratuite. Mais si cette information se diffuse, cela ne veut pas dire pour autant que la connaissance et la production des biens sont homogènes. Au contraire. Le capitalisme n’a jamais été aussi inégalitaire dans sa façon d’organiser géographiquement et socialement la production que depuis l’avènement de l’économie de la connaissance.
Dominique Plihon I Nous montrons aussi que c’est une illusion d’affirmer que la mobilité parfaite du capital va permettre une circulation à travers la planète des idées, des connaissances et aussi une meilleure allocation géographique des investissements productifs. On voit que la finance ne fonctionne absolument pas comme cela : elle se polarise sur certains pays tandis qu’une grande partie de l’humanité est marginalisée en termes financiers.

Comment la finance a-t-elle pu s’installer au cœur même de l’économie du savoir ?

D. P. : Les institutions du capitalisme financier, comme la Bourse, l’entreprise actionnariale et les nouvelles normes comptables sont au cœur de l’économie de la connaissance. D’un côté, la finance est utile à cette économie pour les fonctions d’évaluation, de gestion des risques et d’appropriation de la connaissance. Mais en même temps elle se retourne contre elle, parce que le court-termisme des investisseurs et des acteurs financiers freine le processus de long terme d’accumulation des connaissances.

E. M.  M. : L’économie de la connaissance est fondée sur une hypersélection des acteurs, une logique des avantages absolus. On va choisir les compétences en versant des stock-options, on va retenir les territoires les plus efficaces. Par exemple, 50 % des activités de recherche et de développement sont localisées en Île-de-France. Et cette polarisation se retrouve à l’intérieur de tous les pays développés, et entre le Nord et le Sud.
De plus, le taylorisme comme mode d’organisation de la production est devenu beaucoup plus efficace qu’auparavant parce que les transports et les TIC vont le rendre compétitif. Des firmes comme Nike vont financer la recherche et le développement grâce à une activité ultradéveloppée de taylorisme mondial qui va lui permettre de délocaliser des segments de production dans les pays à bas salaires avec une efficacité redoutable. La finance, tout en ayant permis la diffusion de l’économie de la connaissance, pousse les firmes à un arbitrage plutôt en faveur du taylorisme. Elle fait régresser d’une certaine manière le capitalisme vers une logique taylorienne flexible plutôt que vers la logique cognitive.

Quel rôle jouent les droits de propriété intellectuelle dans cette économie de la connaissance ?

E. M.  M. : Les droits de propriété intellectuelle sont une des institutions majeures de l’économie de la connaissance. En 1994, il s’est passé quelque chose de crucial dans le capitalisme contemporain : l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est créée en même tant que les accords sur les droits de propriété intellectuelle. Cela a été d’une brutalité incroyable, car ce que les pays industrialisés ont mis deux siècles à mettre en œuvre a été imposé aux pays émergents en quelques années.
Depuis, le capitalisme contemporain s’est polarisé parce que les oligopoles de la connaissance, de l’industrie, de la pharmacie, investissent massivement dans la recherche et le développement pour produire de la connaissance. Avec ces droits de propriété intellectuelle, les oligopoles ont une place centrale dans le capitalisme contemporain et détiennent des secteurs extrêmement rentables. On le voit avec le vaccin contre la grippe A.

D. P. : Il est important de mentionner que, d’un côté, on organise une mobilité parfaite du capital et, de l’autre, une protection renforcée de la connaissance. L’OMC, dont on dit qu’elle a aussi pour rôle de faciliter la circulation des échanges, est née sur les fonts baptismaux des droits de propriété intellectuelle, lesquels sont un moyen de limiter la diffusion de la connaissance, qui est un bien public.

Que proposez-vous pour mettre la finance au service du savoir ?

D. P. : Une de nos propositions est de créer une nouvelle catégorie d’acteurs financiers, des investisseurs de long terme compatibles avec les exigences d’accumulation à long terme. Les fonds souverains ne sont pas uniquement ceux des pays du Golfe ou de la Norvège. Cela pourrait être aussi, comme on commence timidement à le faire en France, des fonds adossés sur une épargne de long terme et des fonds publics. Ceux-ci auraient de ce fait un comportement différent et seraient en mesure de financer la connaissance, en prenant ce risque sans avoir des exigences de rentabilité à court terme. L’État actionnaire a un comportement différent quand il est majoritaire dans les entreprises, et peut être acteur stratège et financier à long terme, de même que les collectivités territoriales. La Caisse des dépôts pourrait jouer ce rôle, de même que le nouveau fonds stratégique d’investissement, qui est ridiculement faible par rapport à ce dont disposent des pays comme la Chine, la Norvège et Abou Dhabi. La finance est indispensable au développement et à la recherche, mais avec d’autres critères de gestion et d’autres façons de fonctionner. L’État et les investisseurs de long terme sont parmi les instruments de ce changement.

E. M.  M. : Au niveau des territoires, les politiques sont désastreuses puisqu’elles consistent à mettre le paquet sur les pôles de compétitivité pour soutenir des fleurons. Ce sont aussi des politiques de saupoudrage et de clientélisme qui évincent les vrais innovateurs. Les aides publiques sont beaucoup trop dirigées vers les entreprises, et cette politique est inefficace parce qu’elle n’anticipe pas les chocs de la mondialisation. Nous préconisons la concentration des aides sur les travailleurs et les personnes en général, pour les rendre moins vulnérables vis-à-vis de la mondialisation, plus qualifiés, etc. L’éducation, la formation et les individus doivent être les réceptacles exclusifs des aides publiques plutôt que les entreprises.

Si l’on passe au niveau mondial, les pays du Sud connaissent une marginalisation croissante plus forte que durant le colonialisme. Ils sont véritablement déconnectés de ce capitalisme mondial. En revanche, ils participent beaucoup à la fuite de leurs cerveaux, ils contribuent donc à cette économie de la connaissance mondiale par l’exportation de leurs cerveaux, dont les bénéfices sont accaparés par les pays d’accueil. Nous préconisons non pas un arrêt de la fuite de ces cerveaux mais un partage des bénéfices par une taxe sur la fuite des cerveaux, pour faire en sorte que les pays d’accueil compensent les pertes subies par les pays de départ.

Idées
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