À Roissy, les conflits volent bas
Avec la crise, les tensions sociales se multiplient à l’aéroport Charles-De-Gaulle, où la généralisation de la sous-traitance pèse sur les conditions de travail, tandis qu’Air France réduit son activité cargo.
dans l’hebdo N° 1077 Acheter ce numéro
L’air est bien lourd en ce moment à Roissy-Charles-de-Gaulle : « Les gens commencent à être à bout. Ces derniers mois, on a été confrontés à des difficultés sociales grandissantes. On s’est même aperçus que trois jeunes salariés dormaient dans leur voiture » , raconte Alain Izzet, délégué syndical CGT sur la plateforme aéroportuaire. Et ce n’est pas près de s’arranger, alors que le secteur de l’aérien est touché de plein fouet par la crise économique. Après des années de croissance, l’aéroport parisien a connu une baisse de trafic de 6,6 % durant les cinq premiers mois de 2009.
Conséquence directe, les employeurs, et notamment une myriade de sous-traitants, renforcent la pression sur les 100 000 salariés qui travaillent sur le site – soit le deuxième plus grand bassin d’emploi en Île-de-France après le quartier d’affaires de La Défense. Les premiers signes de ras-le-bol se multiplient : grèves, blocages, arrêts de travail… Même si encore aucun mouvement d’ampleur n’a démarré, la tension est palpable, selon plusieurs syndicalistes, et les salariés n’hésitent plus à se mobiliser.
Mardi 10 novembre, près de 700 agents de l’escale commerciale d’Air France (les personnels qui s’occupent de l’enregistrement des passagers) se sont ainsi mis en grève, dénonçant la dégradation de la « relation clientèle » , tant promue par la compagnie nationale : « Même quelques chefs d’équipe, qu’on appelle des “leaders”, ont débrayé. C’est bien un signe de l’exaspération générale » , note une déléguée syndicale CGT. Ce jour-là, une marche a été organisée jusqu’au siège de la direction générale de l’exploitation sol, où une délégation a été reçue : « La direction nous a promis quelques avancées. »
Mais, devant les nuages qui s’amoncellent sur Air France, l’inquiétude s’est propagée à l’ensemble des personnels. Notamment les 2 400 salariés du secteur cargo (transport de marchandises) de la compagnie, dont 2 000 travaillent à Roissy. En effet, alors qu’il y a deux ans près de douze avions-cargos opéraient sur l’aéroport, on ne compte plus que cinq avions en service depuis le 1er novembre. Entre le gel des embauches, le plan de départs volontaires décidé par la direction d’Air France en septembre sur l’ensemble du groupe (1 500 postes concernés), les départs à la retraite non remplacés depuis un an, et les possibilités de mobilité dans l’entreprise, les effectifs du secteur cargo connaîtront une baisse de 25 % d’ici à la fin de l’année.
Guère étonnant, car l’activité cargo d’Air France a diminué de 20 % environ depuis le début de la crise. Mais le pire est peut-être à venir avec le rachat par la compagnie KLM de la société cargo Martinair, qui opère à Amsterdam, si l’on en croit Jean-Michel Dricourt, délégué CGT à Air France : « Depuis l’arrivée de cette société low cost dans le groupe Air-France-KLM, nous avons de réelles inquiétudes quant à la pérennité de l’activité “tout-cargo” à Roissy. Alors que, depuis vingt-cinq ans, nos dirigeants nous vantaient les mérites du “tout-cargo”, nous avons peur que cette activité soit transférée à Amsterdam et que Roissy se spécialise sur le transport de fret via les soutes de la flotte des avions passagers. »
Mais la crise du secteur aérien pèse d’abord sur les salariés des sous-traitants de Roissy. Entre les directives européennes de 1995 libéralisant le marché de « l’assistance en escale » (agents sur piste, bagagistes, accueil…) et la privatisation du gestionnaire Aéroports de Paris (ADP) en 2005 (l’État reste majoritaire dans la société avec 52 % des actions), la sous-traitance est devenue la règle pour une bonne partie des métiers. Résultat, les effectifs d’ADP SA sont passés de 8 248 salariés en 2001 à 7 096 en juin 2009.
On s’en doute, le droit du travail n’est pas la préoccupation majeure de ces petites sociétés dans lesquelles les salariés représentent la seule variable d’ajustement pour remporter des marchés. D’ailleurs, les appels sont éclatés en plusieurs petits contrats. La caricature de ce système concerne les activités de nettoyage : ainsi, dans un terminal, un couloir peut être séparé en plusieurs marchés détenus par des entreprises différentes ! Car, en dessous de 50 salariés, pas de CE, et pas de bilan social ! Les contrats sont d’ailleurs renouvelés tous les trois ans en moyenne. « Le collectif salarié est totalement déstabilisé avec cette mise en concurrence des travailleurs » , dénonce un syndicaliste.
Ainsi, depuis mars 2009, les employés de la société Vigimark, en liquidation judiciaire dans quelques jours, multiplient les actions à Roissy dans la plus grande indifférence, réclamant la mise en place d’un véritable plan de sauvegarde de l’emploi. Près de 400 personnes sont concernées. L’affaire commence en fait quand la grande société Derichebourg vend, en janvier, sa branche sûreté (et les employés avec) à l’entreprise Vigimark. Soit six mois seulement avant que cette dernière ne se déclare en cessation de paiement !
« C’est une façon d’externaliser le plan social de la part d’une société, Derichebourg, désireuse de ne pas salir son nom, estime le délégué CGT Erick Bilinski. Car quel intérêt avait Vigimark de racheter une boîte qui perdait contrat après contrat ? » Bilinski demande à ce que les donneurs d’ordre, Aéroports de Paris et Air France, financent le plan de départs : « Ils ont droit de vie et de mort sur nous, en annulant ou en reconduisant les contrats, ils doivent en assumer les conséquences sociales. »
Plus généralement, avec la crise, les donneurs d’ordre (les compagnies aériennes et Aéroports de Paris) redoublent d’exigences de rentabilité à l’égard des sous-traitants. Les conditions de travail sont d’autant plus éprouvantes pour les salariés de ces sociétés que les tâches doivent être exécutées dans un temps limité lors des plages de correspondance. Les salariés en escale sont confrontés à des écarts d’activité importants au sein d’une même journée de travail, entre des phases intensives et des moments d’inactivité.
Dans le secteur de la sûreté, les agents à l’embarquement doivent gérer d’un coup l’arrivée de 200 passagers pour chaque vol. Dans une journée, ils disposent seulement de trente minutes de pause pour manger, subissent les contrôles aléatoires de policiers lors des périodes d’alerte pour vérifier qu’ils respectent les procédures, doivent s’inscrire sur une liste d’attente pour aller aux toilettes, et restent parfois debout sur des vacations de 11 heures… « En plus, les horaires et les consignes changent tout le temps, nous devons travailler de nuit, le week-end et les jours fériés, avec 20 minutes de pause toutes les 6 heures. Tout ça pour un salaire mensuel moyen de 1 190 euros, bloqué depuis 2002. La formation est à la tête du client et nous sommes constamment en sous-effectif : ce n’est pas sérieux », se désespère une employée d’ICTS. Le turn-over dans ces sociétés est de l’ordre de 40 %.
En piste, les agents subissent les intempéries, les vibrations des engins qu’ils conduisent, les risques de chutes du haut des plateformes élévatrices. La manutention est source de pathologies (lombalgies, lésions aux épaules) et d’accidents, plus que dans les usines et entrepôts, selon des médecins du travail. Et, pour préserver les droits des salariés de la plateforme en cette période de crise, bien peu de moyens existent : seuls trois inspecteurs du travail s’occupent de l’aéroport.