Absurde malgré lui

L’exposition sur Ionesco de la Bibliothèque nationale éclaire le cheminement de cet athée hanté par Dieu.

Gilles Costaz  • 19 novembre 2009 abonné·es
Absurde malgré lui
© Ionesco, Bibliothèque nationale François-Mitterrand, Pari XIIIe, jusqu’au 3 janvier. Ionesco, sous la direction de Noëlle Giret, coédition BNF-Gallimard, 192 p., 45 euros.

Absurde. Fallait-il dire « absurde » pour caractériser Eugène Ionesco ? Sur le terme, comme sur bien d’autres sujets, l’écrivain a été contradictoire. À ses débuts, il n’était pas hostile à cette façon d’être catalogué en même temps que Beckett, un ami discret mais un ami, et Adamov, un ami plus voyant qui devait virer à l’ennemi. Mais, par la suite, il récusa le terme. Dans l’exposition qui lui est consacrée par la Bibliothèque nationale de France, on le voit partir en guerre contre cette étiquette, en la renvoyant à son inventeur, un « critique anglais » , dit-il, dont il ne donne pas le nom (il s’agit de Martin Esslin). Et, en ouverture du livre paru en liaison avec l’exposition, un spécialiste, Alain Besançon, lance avec rage : « Ce que je conteste radicalement, c’est la notion d’absurde appliquée à son théâtre… S’il ne touchait pas au réel, le ­théâtre de Ionesco serait absurde et ne nous toucherait pas. »

Oiseuse démonstration ! Une œuvre ne peut pas être à la fois absurde et reliée à la réalité ? Bien qu’il s’en irritât, Ionesco est habillé du mot absurde pour toujours, et on ne peut que se féliciter de l’exactitude de l’appellation qui détourne un concept cher à Camus.
Dans la galerie François-Ier de la BNF, où l’on salue à la fois le centenaire de la naissance de Ionesco et le don de ses archives fait par Marie-France Ionesco (la fille d’Eugène), tout est absurde, et délicieusement absurde. La commissaire, Noëlle Giret, a conçu l’ensemble comme un grand déballage : la plupart des structures ont été faites dans du carton, et bien des éléments sortent de caisses ou d’assemblages faits dans le matériau de déménageurs. Sortant de ces boîtes, la tête de Ionesco vous saute au visage, à tous ses âges. Car l’auteur de Rhinocéros parla beaucoup devant les caméras, comme pour poursuivre une formulation de la vie dont il n’était jamais satisfait.

Le voilà jeune et assez sûr d’avoir changé le théâtre en cassant la psychologie en usage. Le voilà plus dégarni, un peu grossi. Il s’en prend aux dictateurs de gauche et de droite. À un moment plus avancé de sa vie, il se montre de plus en plus anxieux, et il s’adresse à l’un de ses plus forts soutiens, Vladimir Jankélévitch : « Je n’ai aucune conception de la mort, et c’est ce qui m’ennuie. Cela fait que j’angoisse depuis ma naissance. »
Dans le déballage parallèle que constitue le livre, ouvrage collectif bourré d’excellents documents, on trouvera des déclarations du même acabit, parfois à l’intérieur de notes envoyées à des metteurs en scène et restées inédites. Ainsi écrit-il à Sylvain Dhomme, qui va monter les Chaises, en 1952 : « Dans mon esprit, parfois l’univers m’apparaît comme une image morcelée, un ­puzzle définitif, dont l’unité d’ensemble ne serait pas re-constituable. Il m’est incompréhensible. Il n’a pas de sens, il est incohérent. »

Face à cette joyeuse errance mentale, l’exposition préfère lancer le visiteur vers des pistes, des éclairs, plutôt que de proposer un parcours chronologique ou une rétrospective purement théâtrale. Les huit balises sont le langage, l’engagement, la critique, l’accumulation, la mort, Dieu, l’illumination et la peinture. D’une étape à l’autre, on peut voir jouer, dans un noir et blanc fantomatique, certains des créateurs des pièces, Jean-Marie Serreau, Jacques Mauclair, Tsilla Chelton, et passer aux interprètes plus récents, Hugues Quester, Serge Maggiani dans Rhinocéros vu par Emmanuel Demarcy-Mota, les acteurs de Jean-Luc Lagarce reprenant à leur façon la Cantatrice chauve…

Mais, pour nous, les deux grands moments troublants sont ailleurs. Le premier concerne Ionesco et la critique. Les documents exposés et diffusés sont particulièrement intéressants. Surtout un film où l’on voit des critiques, des écrivains, des spectateurs – il y a là Philippe Tesson, Pierre Marcabru, Jankélévitch, Michèle Perrein… – débattre de Macbett tandis que lui, Ionesco, écoute derrière une vitre. Il ne réagit ni aux attaques ni aux éloges, paraît admettre avec pudeur les opinions les plus opposées.
Le second concerne l’attitude de Ionesco vis-à-vis de Dieu. Son ­théâtre est athée, mais l’idée du divin l’a obsédé. Il est allé jusqu’à dire que « l’absurde, c’est un monde où Dieu n’est pas » . La vieillesse venue, il écouta davantage les voix chrétiennes. Et il fut enterré selon le rire orthodoxe. Mais faut-il croire à une réelle conversion ? On l’entend, dans cette belle exposition, déclarer : *« Le bon Dieu est le grand comique de notre temps. »
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Culture
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