Ce n’était rien qu’un peu de soupe…

Chaque soir, plusieurs centaines de personnes patientent devant le cimetière du Père-Lachaise,
à Paris. Toutes partagent le même besoin : recevoir une aide alimentaire. Reportage.

Antoine Vezin  et  Laurence Texier  • 26 novembre 2009 abonné·es
Ce n’était rien qu’un peu de soupe…

Les derniers touristes quittent les allées du Père-Lachaise. D’autres visiteurs investissent les abords du célèbre cimetière de l’Est parisien. Ils viennent pour la distribution alimentaire organisée par Cœur de Paris, association gérée par le Centre d’action sociale de la ville de Paris (CASVP). Un millier de repas sont distribués chaque soir au 21, boulevard de Ménilmontant, sous les inscriptions latines ornant les grilles du Père-Lachaise. Sur la place en arc de cercle, dès 18 h 30, patientent des personnes de tout âge, en groupe, en famille ou seules. Objet : avaler une soupe chaude ou emporter de quoi dîner. La distribution ne débute pas avant 19 h 30. Mais les premiers arrivés seront les premiers ­servis. Et la place commence déjà à se remplir.

Mohammed rejoint la file d’attente. Son épouse aussi, quelques mètres plus loin. « Les hommes attendent ici, les femmes là-bas » , explique-t-il, bien rodé au fonctionnement de cette distribution de rue. Et personne ne déroge à la règle. Seuls une dizaine d’enfants chahuteurs viennent rompre l’organisation quasi militaire, le temps d’un jeu entre les groupes compacts. Mohammed a quitté l’Algérie en 1973 pour travailler en usine. « La France cherchait de la main-d’œuvre. » Aujourd’hui, ce retraité de 64 ans touche le RMI, seul pécule pour lui et sa femme. « Pourquoi je ne viendrais pas, puisque c’est gratuit ? C’est tout gagné, non ? », dit-il, après avoir exhibé, les yeux pétillants, sa carte d’identité française, cette carte qui manque encore à son épouse, récemment arrivée en France.
Le périmètre s’agrandit au fil des minutes. Des centaines d’anonymes.

Certains sans papiers, immigrés et sans logement pour la plupart. S’ils viennent manger au Père-Lachaise, c’est bien pour conserver leur anonymat. Sur les 120 lieux parisiens de distribution (la rue, les restaurants sociaux, les colis alimentaires et les épiceries sociales), seuls 40 % de ces structures n’exigent pas l’identité des bénéficiaires. Au Père-Lachaise, aucune condition ou inscription préalable : un avantage évident lorsqu’on vit en marge des aides sociales ou associatives. Au reste, la municipalité estime que 78 % des personnes ont recours à la distribution de rue grâce au bouche-à-oreille. Ceux qui fréquentent les « restaurants assis » ont été orientés par des proches et des services sociaux dans 80 % des cas. La soupe populaire fait figure de dernier bastion des exclus parmi les exclus.
Assise le long du mur, bagages à ses pieds, Camélia, originaire d’un pays de l’Est, attend parmi d’autres femmes. Elle est sans domicile fixe depuis trois mois, depuis son arrivée en France. Dans un français parfait, l’écrivain et ancien professeur de 59 ans explique qu’elle vient ici deux ou trois fois par semaine. Elle a connu l’existence de cette distribution en venant écrire dans les allées du cimetière. Pas déçue par la nourriture distribuée, elle juge que « les sacs sont très doux. Il y a un gâteau, du lait, du jus de raisin » . Les aliments récupérés ce soir-là lui permettront de tenir une journée, voire plus.

Les discussions cessent brusquement quand arrivent quatre camions de distribution. Les bénévoles de Cœur de Paris installent les provisions le long de stands, sous la surveillance de deux vigiles attentifs au bon déroulement des opérations. Pain, lait, soupe et divers aliments froids (chips, yaourts, gâteaux, jus de fruits…). « Ils s’en fichent qu’on attende ! » , s’insurge Pablo, quand le temps d’installer toutes les provisions se prolonge. Un cabas en main et un béret vissé sur la tête, cet homme d’une soixantaine d’années habite le XXe arrondissement de Paris et vient pour la sixième fois. Avec un loyer de 520 euros à régler chaque mois, ses 700 euros de retraite d’ancien machino filent vite. Il ne vient pas souvent, estimant que « ce qu’ils donnent n’est pas terrible » . Appréciée ou non, la nourriture est au cœur des discussions. Elle délie les langues. « Une tomate, déjà, ça fait quelque chose » , s’exclame une femme. «  Si un jour j’ai de l’argent, je ferai une cure de fruits » , explique celle qui passe chaque soir prendre un sac de nourriture avant de rentrer dans son XVIIIe arrondissement. Mais, pour elle, pas question de manger la soupe distribuée sur place : «Elle n’est pas bonne. Sauf la soupe à l’oignon, j’en raffole. » En effet, l’arrière du camion, où s’alignent les bols fumants, est délaissé. Une poignée de personnes avalent rapidement le bouillon chaud, debout ou accroupis.

À peine à l’écart, un homme élégamment vêtu, chemise rayée et pantalon droit, fume une cigarette en observant timidement l’effervescence alentour. « Erevan. Arménie. Charles Aznavour »  : quelques mots pour tenter de résumer sa vie dans une langue qu’il ne parle pas. Il compte sur ses doigts pour expliquer ses allers-retours en RER, depuis une lointaine banlieue, afin de rapporter de quoi manger à ses parents, à sa femme et à ses deux enfants de 4 et 11 ans. « Armenia no ! France no ! » , s’emporte-t-il, dans un geste de lassitude avant de balayer la foule des yeux. Il y a bien des Géorgiens et des Tchétchènes, il aurait aimé rencontrer des Arméniens.

À 20 heures, le Père-Lachaise prend des airs de tour de Babel. Les langues s’additionnent, on se rassemble par nationalité ou par langue commune. Partager, échanger, se soutenir : on ne vient pas seulement chercher une aide alimentaire. « Vous parlez russe ? » , demande Natalia, une jeune femme blonde de 37 ans. Assise au centre de la place, une veste blanche sur les épaules, elle explique que ses enfants sont restés en Ukraine. Elle cherche du travail dans la restauration. Pas facile, « c’est la crise » . Parmi ceux venus grossir les rangs d’une aide à la pitance, on recense de plus en plus de jeunes travailleurs. « Je dors sous une toile de tente au bois de Vincennes » , confie une jeune femme énergique, qui prend ses premiers repas au Père-Lachaise. Elle travaille dans le spectacle, touche le RMI. Son histoire n’a rien d’exceptionnel. Un coup dur, puis elle se retrouve sans argent. « Mes amis ne voulaient plus m’héberger. » Un profil atypique, mais pas si rare…

Ces derniers mois, les associations, comme le Secours populaire, la Banque alimentaire ou les Restos du cœur (dont la dernière campagne commence en décembre), doivent faire face à une augmentation de 10 % de la demande. En 2008, à Paris, près de 3 millions de repas et de colis ont été distribués. La municipalité, qui consacre plus de 5,5 millions d’euros à l’aide alimentaire, envisage quelques changements sur les points de distribution. Certains d’entre eux pourraient évoluer vers « des restaurants sociaux » , dit-on au bureau de la mairie de Paris en charge de la solidarité, de la famille et de la lutte contre l’exclusion. ­Projet à l’étude.
Jugés « plus dignes et de meilleure qualité » , les lieux fermés offriraient surtout l’avantage de pouvoir contrôler l’aide alimentaire, que les associations estiment être revendues dans 50 % des cas. Devant les grilles du Père-Lachaise, des échanges ont bien eu lieu ce soir-là. Non pas pour de l’argent, mais pour obtenir des aliments, selon les nécessités. À l’image de cet Arménien venu troquer du pain contre du lait pour ses enfants.

Société
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