En vélo, pas d’esprit de clocher

Photographe, écrivain, auteur d’un livre consacré au cyclisme, Philippe Bordas décrit un spectateur généralement tranquille, loin des excès des supporters de foot.

Jean-Claude Renard  • 12 novembre 2009 abonné·es

Orée de siècle. Le dernier. Le cycle entame ses tours de roues inauguraux. À travers Forcenés  [^2], époustouflante symphonie littéraire autour du cyclisme (parue en 2008), Philippe Bordas relate les premiers temps des picaros. Quand « les anglomanes et les sportsmen abandonnent le cycle à la convoitise du bas. Les élites du début poussent le jeton sur le chic de l’automobile ». Échappée du rang, une « masse de décavés venus au vélo réalise une idée de surhomme presque nietzschéenne.  […] Le peuple disqualifié reprend la main.  […] Ces champions initiaux propagent leurs dissemblances. Ils servent de spécimens et prospèrent à la personnelle.  […] Le cyclisme naît de ces déclassés absorbés vers la preuve au mérite.  […] Henri Pélissier pénètre le barnum des pédaleurs. Les grandes courses classiques ont vingt ans. Il affirme sa façon racée.
Colères réfractaires. Abandons de diva. Il déroule une syntaxe d’irrégulier.  […] Il veut faire champion.  […] Henri Pélissier gagne Milan-San Remo au printemps 1912, le Tour de Lombardie l’automne suivant, dans une atmosphère de violence inouïe. Une chute le retarde sur le vélodrome de Milan. Henri fait son retard et Henri s’impose. La foule l’accuse à tort d’avoir fait tomber Girardengo, le champion italien. La foule envahit la piste et la foule le frappe. Henri se réfugie dans le mirador du juge d’arrivée, auquel les émeutiers essaient de mettre le feu. Il faut près de cent carabiniers pour sauver le grand Pélissier. » Henri n’est pas seul. « Il est deux. » Derrière lui, ou plutôt à côté, Francis, de cinq ans son cadet. Frère de lait. Tous deux fils de laitier. Carcasses considérables, surnaturels citadins. Employés à transformer l’épopée patricienne en saga populo. « À trente-trois ans, Henri a tout gagné, classiques, étapes en vrac, sauf l’épreuve royale. Il veut sa preuve ultime sur la terre de France.  […] Pendant neuf étapes, Henri Pélissier domine haut ; vêtu d’une laine violine, il vole sur l’Izoard. Francis en chien pisteur s’arrête au sommet pour mesurer l’avance prise sur Bottechia. Henri met le maillot jaune, enfin. Les Italiens jettent des cailloux. Francis fait le coup-de-poing, il se rue sur les spectateurs qui ont brisé ses roues. Il achète à Nice une cravache de qualité. Francis protège Henri jusqu’à Paris, le knout en main. Il distribue, au compte du nourrisseur, avoine et chicorée. Henri gagne le Tour. » Au sortir d’une Grande Boucle, en 1924, Albert Londres va trouver la ­formule consacrée aux picaros : les « forçats de la route ».

En cyclisme, l’image du supporter a peu à voir avec celle du ballon rond. Peu d’excès, ni débords. Il en existe faiblement à la frange. Dans l’année 1964, à l’occasion d’un Tour de France, un prédicateur avait annoncé que Jacques Anquetil ferait une chute mortelle dans une étape pyrénéenne. Les spectateurs se prennent au jeu, envoient des lettres, de plus en plus violentes. Anquetil n’emportait pas la sympathie. À force de gagner, toujours, de façon mécanique, mathématique. Au matin de ladite étape, la treizième, Anquetil est terrorisé. Il laisse partir les meilleurs, en ayant en tête toutes les lettres qu’il a reçues. Il finit par croire ferme à la prédiction. Et perd tous ses moyens. En haut d’un col, Raphaël Geminiani, son directeur sportif, voit son fétiche poulain pétrifié, loin des échappés quand il bascule au sommet. Il se place à sa hauteur, sachant que son coureur est persuadé qu’il va mourir. Et lui lance : « Tant qu’à crever, Jacques, va donc crever en tête ! » Anquetil réalise qu’il doit sortir de ce cercle infernal, prend tous les risques dans la descente, revient et gagne. Le Tour 1975 a été l’occasion d’une autre violence. Dans la montée du Puy-de-Dôme, Bernard Thévenet prend une revanche sur Eddy Merckx, déjà cinq fois vainqueur. Le coureur belge grimpe au ralenti. Surgit un spectateur pour lui coller un coup de poing dans le foie. Merckx est sonné. Et finit deuxième derrière son jeune rival.

Deux ou trois anecdotes, pas grand-chose dans la besace. « L’archétype du supporter est celui d’un spectateur tranquille au bord de la route, observe Philippe Bordas. Il n’est pas dans une folie d’appropriation. Il ne vient pas défendre un sol. Les cyclistes sont cosmopolites. Ils sont de partout et de nulle part. Ce sont des gitans, des vagabonds. Il n’y a donc pas ce côté clocher, national. Loin donc de cette violence spontanée dont ont besoin les supporters de football pour faire la fête, et qui ressemble à la baston du samedi soir. »

Foin de hooliganisme en cyclisme. Sport libre et gratuit. Certes, poursuit Philippe Bordas, « cette gratuité permet la violence gratuite. On peut effectivement donner un coup de poing, cracher sur une idole comme Bernard Hinault. À l’inverse on ne pourra jamais taper sur Zidane. Les spectateurs n’ont pas accès aux champions. Le cyclisme est aussi ce vertige de la proximité. Seul sport où les légendes vivantes passent devant le spectateur, sans protection ».

F

[^2]: Forcenés, Philippe Bordas, éd. Fayard.

Publié dans le dossier
La tribu des supporters
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