« On ne peut plus penser comme avant Lévi-Strauss »
Claude Lévi-Strauss a montré combien toute hiérarchisation entre les peuples était absurde. Chaque civilisation développe simplement une des multiples capacités de l’espèce humaine. Son apport en termes d’appréhension de la diversité humaine est irréversible.
dans l’hebdo N° 1076 Acheter ce numéro
Politis : En quoi le travail de Claude Lévi-Strauss sur la diversité des peuples a-t-il révolutionné notre approche de l’Autre, de celui qu’on a longtemps considéré en Occident comme le primitif ?
François Dosse : Le grand événement qui va bouleverser radicalement la vision traditionnelle, c’est-à-dire occidentalo-centrée, de ceux qu’on considérait comme des primitifs a lieu en 1955 avec la publication de Tristes Tropiques. Il intervient tout d’abord dans un contexte historique particulier qui est celui de la décolonisation et de la percée d’une troisième voie entre les deux blocs, celle du tiers monde avec la conférence de Bandung (dite des « Non-Alignés »). C’est donc l’apparition sur la scène politique internationale des peuples de couleur et du rejet de la domination occidentale. Bien sûr, le livre de Claude Lévi-Strauss n’est pas le produit de ce mouvement de mobilisations, mais il y a une certaine sensibilité de l’époque, la cristallisation d’une conscience ethnologique et la contestation de la conception occidentale de l’histoire, en particulier depuis le XIXe siècle, qui se voulait téléologique, évolutive, et qui distinguait radicalement les peuples primitifs des peuples dits civilisés.
L’époque connaît en outre un certain engouement pour l’exotisme avec le développement du Club Méditerranée et les débuts du tourisme de masse. Or, si le succès du livre s’explique aussi par ces évolutions, il n’en reste pas moins que Claude Lévi-Strauss propose une lecture beaucoup plus fondamentale et diverse : s’il donne en effet à voir ce qui est perçu alors comme le berceau de l’humanité, il explique avec force que ces peuples sont aussi « développés » que nous, et que leurs sociétés ont, elles aussi, une forme de grandeur.
Il montrera quelques années plus tard, dans la Pensée sauvage (1962), que ces peuples ont leurs propres systèmes de pensée, qu’il ne s’agit pas de mépriser ou même d’ignorer. Surtout, il avait déjà, en 1952, avec Race et histoire , montré combien toute hiérarchisation entre les peuples est absurde et, bannissant tout évolutionnisme, que chaque société humaine développe, dans la partition des conditions possibles d’une vie sociale, ses propres potentialités dans un domaine ou dans un autre. Ainsi, les Aborigènes d’Australie ont des systèmes de parenté parmi les plus sophistiqués ; de leur côté, les Mélanésiens ont davantage développé une expression artistique extrêmement raffinée, pendant que les Occidentaux se sont surtout concentrés sur la technique. Ces caractéristiques ne leur donnent aucune prééminence hiérarchique. Chaque civilisation a simplement développé une des multiples capacités de l’espèce humaine.
Dans les années 1950, il bouscule ainsi tous les schémas évolutionnistes répandus à l’époque et il contredit évidemment toutes les thèses racistes. Son grand apport est donc de proposer une anthropologie sociale ou culturelle, au détriment d’une anthropologie physique, très en vogue les décennies précédentes et qui avait été instrumentalisée par l’Allemagne nazie. Ce déplacement est majeur et devient, grâce au travail de Claude Lévi-Strauss, irréversible en termes d’appréhension de la diversité humaine.
Outre cette nouvelle approche de la diversité humaine, il apparaît aussi comme un précurseur de la défense de la diversité naturelle, voire de la biodiversité…
Il est vrai qu’il a très tôt déploré ce qu’il a appelé de manière extrêmement critique « notre ordure » , c’est-à-dire ce processus d’uniformisation et de technologisation du monde qui va de pair avec le non-respect des ressources naturelles et de la diversité des espèces et des êtres vivants. Il dénonce la disparition des sociétés qu’il était en train d’étudier, son propre terrain d’investigation – on ne trouve évidemment plus au Brésil depuis longtemps ces communautés amérindiennes avec lesquelles il a vécu entre 1935 et 1939, ces Nambikwaras, Bororos et autres Caduvéo. Il y a dans sa pensée une sensibilité à la préservation de la diversité humaine, mais également à un respect plus grand de la nature. On trouve chez lui un grand pessimisme face à la modernité, et l’on peut rapprocher son regard critique de celui de Hans Jonas avec son « principe responsabilité » vis-à-vis des générations futures quant à l’équilibre de l’écosystème. L’œuvre de Lévi-Strauss invite à mieux penser le rapport de l’homme à la nature grâce à ses travaux d’anthropologue insistant sur le respect de la diversité biologique, naturelle et culturelle. On a là un prolongement civique de son œuvre de scientifique.
On le présente comme le père du structuralisme. Qu’ont modifié Claude Lévi-Strauss et le structuralisme dans les sciences sociales ?
Ce qu’il faut d’abord retenir, à mon avis, est qu’il a été le premier à formuler dans les sciences humaines un invariant, et c’est ce qui va amener le succès du structuralisme dans les sciences humaines, permettre le regroupement de nombreuses disciplines et fonder beaucoup d’espoir en elles. En effet, les lois universelles étaient jusque-là plutôt du ressort des sciences dites dures, celles qui étudient la nature et non les sociétés humaines. Pour la première fois, il trouve un invariant universel, celui de la prohibition de l’inceste, qui, dit-il, s’applique à toutes les époques et à toutes les civilisations. Or, l’analyse qu’il fait est fondamentalement ancrée dans les sciences sociales, en s’inscrivant dans la filiation de Durkheim et de Marcel Mauss avec sa théorie du don et du contre-don. Ainsi, il montre que, si cette interdiction de l’inceste est pratiquée par toutes les sociétés humaines, ce n’est pas pour des raisons morales, mais parce qu’une société serait vouée à la mort si elle s’engageait dans une endogamie et se repliait sur elle-même. Il va en outre développer une analyse des systèmes de parenté, à partir d’un modèle importé de la linguistique, qui devient la science pilote du structuralisme, et selon lequel les systèmes de parenté sont structurés comme un langage. Forcé de se réfugier en tant que juif à New York en 1941, il y rencontre le maître de la linguistique structurale, Roman Jakobson. Celui-ci lui fait connaître son travail, qui s’appuie sur la phonologie et sur le Cours de linguistique générale de Saussure. La grande originalité de Lévi-Strauss est alors d’avoir sorti cet apport de la seule linguistique pour l’importer dans l’une des disciplines phares des sciences humaines à l’époque, l’anthropologie. Le fait d’avoir réussi à trouver un invariant, une loi universelle, va alors faire rêver les sciences sociales, notamment en France, puisque ces jeunes disciplines comptaient peu face aux humanités classiques (lettres, philosophie, etc.). Elles vont pouvoir se regrouper autour de ce paradigme structuraliste. On verra ainsi se développer de nombreuses recherches orchestrées par les mousquetaires du structuralisme : outre Lévi-Strauss, Barthes, Foucault, Lacan, Althusser. Et ces nouvelles sciences sociales finiront par l’emporter à l’université à la faveur de l’explosion de Mai 68.
Qu el est, selon vous, l’apport le plus marquant et définitif de son œuvre ?
Je crois d’abord qu’il faut dire que nous sommes aujourd’hui dans une période très différente et que les espoirs incarnés par le structuralisme se sont beaucoup estompés depuis cette époque. Dans les sciences humaines, on s’interroge davantage sur les logiques d’acteur, sur l’agir humain, avec des logiques plus individuées, qu’on ne le faisait au moment du structuralisme, qui valorisait surtout le « signe », alors qu’on travaille aujourd’hui surtout sur le « sens ». Mais son apport reste majeur car le sens ne peut se penser non plus sans le signe. Son apport principal est, je crois, le fait qu’on ne peut plus penser en termes de sociétés « primitives » ou « sauvages » et d’une évolution des civilisations menant à un modèle unique. Lévi-Strauss est donc le penseur de la pluralisation des cheminements des sociétés. De même, sa mise en cause de la hiérarchisation des races est un acquis irréversible.
Également, je crois qu’il a bouleversé notre regard sur le temps – en montrant que le temps n’est pas un –, lorsqu’il différencie des sociétés à temporalité chaude, c’est-à-dire qui fonctionnent en termes thermodynamiques, les nôtres, et d’autres à temporalité froide, qui fonctionnent en termes de mécanicité, de reproduction du même, d’évacuation du changement. Il est donc un des inspirateurs des réflexions très actuelles sur ce qu’en histoire on appelle aujourd’hui des régimes d’historicité différents.
Enfin, reste actuelle sa réflexion selon laquelle les sociétés humaines ne sont pas transparentes à elles-mêmes, qu’elles comportent toutes des zones d’opacité, et qu’il est du rôle des sciences humaines d’en rendre compte. Je crois que ce sont là quelques-uns des acquis qui font qu’on ne peut plus penser après Lévi-Strauss comme on pensait avant lui.