Travailleurs sans papiers : acte II
Après un mouvement efficace l’an dernier, les salariés en situation irrégulière sont de nouveau en grève pour exiger leur régularisation. Ils seraient environ quatre mille aujourd’hui à se mobiliser. Reportage.
dans l’hebdo N° 1075 Acheter ce numéro
La pièce n’était pas terminée. Après le premier acte, lancé en avril 2008, qui devait aboutir à la régularisation d’environ trois mille travailleurs sans papiers, Droits devant !, la CGT et d’autres organisations [^2] ont lancé le 10 octobre l’ « acte II » d’un combat toujours d’actualité. « La manifestation du 10 octobre a été exemplaire, du jamais-vu en quatorze ans de combat : dix mille personnes dans les rues de Paris, souligne Jean-Claude Amara, porte-parole de l’association Droits Devant !. Si le gouvernement laisse pourrir la situation, c’est une vague de fond qui risque de mettre en péril une partie de l’économie du pays. » Comme au printemps 2008, quand la médiatisation des travailleurs sans papiers en grève avait permis de nombreuses régularisations. Seulement voilà, dès l’hiver venu, les associations constataient « un retour en arrière ».
Aujourd’hui, de nouveau, « le traitement des dossiers relève de l’arbitraire préfectoral. Certaines administrations s’autorisent des demandes fallacieuses, comme des justificatifs de résidence remontant sur cinq ans » , s’inquiète Jean-Claude Amara. Des discriminations graves persistent selon la nationalité des personnes concernées : à la suite d’accords bilatéraux, les Algériens et Tunisiens ne peuvent pas être régularisés par le travail. « Quelques Algériennes ont pu l’être, précise Denise Chottard, de Droits Devant !, mais ces régularisations ont abouti dans le cadre d’une lutte. »
Rebelote, donc, dix-huit mois plus tard. Le 1er octobre, six associations et cinq syndicats demandent au Premier ministre François Fillon l’adoption d’une circulaire de régularisation pour les salariés sans papiers. Celle-ci doit définir des critères simplifiés applicables sur l’ensemble du territoire. Reçus au ministère de l’Immigration le 22 octobre, et quatre jours plus tard à la Direction générale du travail, les instigateurs du mouvement attendent une réponse de l’État.
D’ici là, les travailleurs restent mobilisés. Réunis dès le 11 octobre au siège de la CGT à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, environ 2 000 d’entre eux préparaient la deuxième phase du mouvement. Le lendemain, ils montaient une quinzaine de piquets de grève en Île-de-France. Le mouvement était reparti.
Au siège de la FAFIH (organisme en charge de la formation professionnelle dans l’hôtellerie-restauration), environ 700 grévistes occupent les lieux. Kané Seydou est l’un des responsables du piquet de grève. Arrivé du Sénégal en 2000, il travaille en France depuis bientôt dix ans. « Aujourd’hui dans la restauration, autrefois dans l’automobile, en intérim. » Il y a quelques années, il a bénéficié de papiers en règle durant un an et demi pour des raisons de santé. « Ici, au FAFIH, il y a assez peu d’intérimaires. Nous sommes essentiellement en CDD ou CDI. Je travaille depuis trois mois pour une entreprise de restauration en CDD. La CGT nous a donné des cartes de gréviste [document non officiel qui atteste de la présence du travailleur dans le mouvement] p our éviter des licenciements. Mais, même avec cette carte, mon patron a menacé de me licencier. Pour l’instant, je n’ai rien reçu. »
À la FAFIH, tout semble s’organiser dans le calme en cette froide journée d’octobre. Depuis quatre nuits, une trentaine de grévistes se relaient et dorment sur les lieux. « Il y a bien eu une tentative d’évacuation des grévistes, précise Michel Légalité, représentant syndical CGT et salarié du groupe Accor. Mais pour cela il fallait plusieurs conditions, dont l’accord d’un certain nombre d’organisations patronales, ce qui n’a pas été le cas. Les grévistes ont donc pu continuer à occuper le siège de la FAFIH. La société n’est pas un employeur, mais se regrouper ici est un moyen de visibilité. » Car tous ne sont pas embauchés par des chaînes ou de grandes maisons. Les cafés avec deux ou trois salariés sont également concernés, et les employeurs réagissent de manières très diverses.
« Nous sommes en contact avec les syndicats patronaux pour qu’ils se mobilisent, poursuit Michel Légalité. On perçoit une évolution, notamment dans le secteur des cafétérias, mais globalement les employeurs de la restauration restent frileux. Certains veulent même se débarrasser de leurs travailleurs sans papiers : ils ont demandé au directeur de la FAFIH de relever l’identité des grévistes. » Ces derniers, exaspérés et déterminés, ne semblent pas prêts à céder sous la menace.
Même engagement rue de Berri, à quelques mètres des Champs-Élysées. Au siège de la Fédération nationale des travaux publics, d’où les grévistes seront expulsés quelques jours après notre venue, la présence d’une inconnue suscite hostilité et méfiance
– « On n’a pas le droit de parler. C’est ce qu’a décidé la CGT. On vous appelle un responsable. » Des salles de réunion sont aménagées en lieux de repos ; les tables servent provisoirement de lits. De grosses chaussures en cuir ou des tongs en plastique sont alignées contre les murs, empilées sous les tables. Quelques sacs de couchage sont encore dépliés. Un agent de sécurité de la société, désemparé et mal à l’aise, fixe le sol. Un homme nonchalant revêtu par-dessus son boubou d’une immense chasuble CGT, finit par arriver. Il refuse lui aussi de parler. Dans une autre salle de réunion, quatorze personnes se présentant comme « représentants » du piquet de grève, la plupart enveloppés dans les mêmes chasubles, resteront évasifs. « Nous sommes plus de 450 ici. Nous recevons 50 à 60 demandes de cartes de gréviste chaque jour. Ces cartes sont un moyen de nous recenser. »
Un peu plus loin, un gréviste fait signer une pétition de soutien. Affranchi du regard des « représentants » , Mamadou s’exprime beaucoup plus librement. Malien, il est entré en France en 1999 avec un visa. Aujourd’hui, il travaille dans les travaux publics avec les papiers de son frère, en passant depuis plusieurs années par la même agence d’intérim. « C’est la personne qui prête son identité qui encaisse l’argent. Si elle est correcte, elle te le donne, mais sinon que faire ? Personne à qui se plaindre. Et s’il m’arrive un accident au travail ? C’est dangereux, comme métier… On est des travailleurs, pas des brigands ou des dealers. » Et d’ajouter, dans une révolte contenue, entre espoir et exaspération : « Ça ne peut plus continuer comme ça. Tout le monde connaît la situation. Alors, qui est malhonnête ? »
[^2]: Autremonde, Cimade, Droits Devant !, Ligue des droits de l’homme, Organisation femmes égalité, RESF et CFDT, CGT, FSU, SUD, UNSA.