Bienvenue chez les lobbies
Un groupe de chercheurs publie le guide « LobbyPlanet Paris », qui fait découvrir les hauts lieux d’influence français. Voyage dans un monde fort discret où se mêlent les intérêts politiques et économiques.
dans l’hebdo N° 1079 Acheter ce numéro
À deux pas de l’Arc de triomphe, 4, avenue Victor-Hugo, XVIe arrondissement de Paris. Devant l’immeuble en pierre de taille, un guide touristique d’un genre nouveau entame son laïus. « Vous pouvez observer à l’entrée la plaque de la société Domaines publics. Cette société de lobbying est née du rapprochement en 2004 de PIC Conseils (Perroquet institutionnel communication) et Causalis, raconte Gildas Jossec, coordinateur du guide LobbyPlanet Paris [^2], édité par l’Association internationale des techniciens, experts et chercheurs (Aitec). *L’actionnaire majoritaire de PIC Conseil est Frédéric Lefebvre, actuel porte-parole de l’UMP. Causalis a été fondée par Stéphane Denoyes, collaborateur de Christian Estrosi, ministre de l’Industrie. Cette entreprise compte nombre de clients dans les secteurs du jeu, du tabac et de l’alcool. »
Bien que ces deux personnalités se soient engagées à ne percevoir ni salaire ni dividendes de leur société tant qu’elles exerceront des fonctions politiques, le cas de Domaines publics illustre le particularisme des réseaux d’influence à la française, fait de conflits d’intérêts et d’aller-retour entre fonctions publiques et postes rémunérateurs dans le privé. On appelle ça le pantouflage et le rétro-pantouflage.
La visite continue à pied. Nul besoin de quitter les beaux quartiers parisiens pour faire le tour des vendeurs d’influence. Ils logent à proximité des temples de la République que sont l’Assemblée nationale et le palais de l’Élysée. Les « touristes » partent admirer l’une des agences de relations de presse les plus en vue de la capitale, Image Sept, sise 7, rue Copernic. L’ouvrage nous apprend qu’elle gère l’image de « nombreux capitaines d’industrie comme François Pinault ou Henri Proglio » , le double président d’EDF et de Véolia. La patronne d’Image Sept, Anne Méaux, a la réputation d’avoir fréquenté les milieux d’extrême droite dans les années 1970 et d’être capable de « demander la tête de certains journalistes » . À deux minutes de là, la visite aboutit rue Hamelin, dans un centre d’affaires où est domicilié un improbable Syndicat national de la fabrication de l’enseigne lumineuse (Synafel). Un groupe de pression prompt à se faire entendre dès qu’un élu tente de s’attaquer à l’affichage publicitaire dans sa ville.
« Nous souhaitons rappeler que notre système démocratique vit de profonds dysfonctionnements. Avec ce guide, nous posons le décor. Il faut agir pour qu’une loi régule ces activités de lobbying, organise la transparence » , explique Florent Schaeffer, administrateur de l’Aitec. Dans les couloirs de l’Assemblée nationale ou dans les salons feutrés d’hôtels de luxe (un chapitre « Où sortir à Paris ? » ne manque pas d’adresses sur ce point), le lobbyiste, plus pudiquement appelé en France « représentant de groupes d’intérêt », bénéficie d’une absence quasi totale de contraintes réglementaires. Cela a permis le développement d’une nébuleuse où s’entremêlent agences de communication, sociétés de relations publiques et institutionnelles, organisations professionnelles, sans qu’il soit possible, pour le commun des mortels, de déchiffrer les contours réels de l’activité de chacun. « Nous partons de très loin par rapport à d’autres pays, constate Florent Schaeffer. Aux États-Unis, le lobbying est strictement encadré par une loi fédérale qui organise la transparence et instaure des sanctions pénales. Il y a des banques de données publiques sur les entreprises, qui détaillent pour qui elles travaillent, avec quels moyens… Lorsque nous en demandons le dixième en France, nous passons pour des extrémistes ! »
Pour la première fois, l’Assemblée nationale et le Sénat ont validé en juillet et en octobre 2009 un règlement afin d’encadrer l’activité des groupes d’intérêts dans leurs murs. Ces règles n’ont fait l’objet d’aucun débat public. Le travail a été mené au sein d’une délégation rattachée au bureau de chaque assemblée, instance chargée de leur organisation et de leur fonctionnement interne. La Chambre des députés s’est contentée d’enregistrer les lobbyistes habilités à fréquenter les députés et leur a donné un code de conduite qui leur impose, notamment, « de ne pas utiliser le papier à en-tête de l’Assemblée ». Ce sont « des règles partielles et imprécises, même si la mise en place [par le Sénat] d’un registre obligatoire et la publication des noms des clients des lobbyistes semblent aller un peu plus loin que les dispositions de l’Assemblée nationale » , explique le Réseau pour l’encadrement et la transparence des activités de lobbying (Etal), qui regroupe une vingtaine d’associations. Aucune sanction n’est prévue en cas de manquement au code.
Face à ces lobbies de l’industrie, de l’énergie et de l’agroalimentaire, aux moyens financiers conséquents, les ONG sont aujourd’hui bien faibles. Fin 2008, le Mouvement pour les droits et le respect des générations futures (MDRGF) révèle dans une étude scientifique des taux de pesticides anormalement élevés sur des raisins vendus en grande distribution. La réaction ne s’est pas fait attendre. Une Fédération des producteurs de raisins de table l’a assigné en justice et lui réclame aujourd’hui un demi-million d’euros. Le verdict sera connu d’ici à la fin de l’année.