Couché sur le papier
Dans « Rêves », de Wajdi Mouawad, mis en scène par Igor Mendjisky, un homme écrit des songes qui prennent vie.
dans l’hebdo N° 1082-1083 Acheter ce numéro
En un temps où la dérision et la désintégration des formes dominent l’expression artistique, le Libano-Québécois Wajdi Mouawad a pris une place prépondérante dans le théâtre contemporain en revenant à la tragédie, au lyrisme, à la transfiguration quasi mythologique des conflits d’aujourd’hui. Il était l’invité du dernier Festival d’Avignon avec une suite de pièces qui occupaient une nuit entière, et l’on s’attend toujours à voir surgir une nouvelle œuvre de Mouawad – qu’il conçoit de façon particulière, dans la collaboration quotidienne avec les acteurs. Comme il utilise de grandes distributions, les jeunes compagnies montent rarement son répertoire. Certains titres, heureusement, comportent moins de personnages. C’est ainsi que l’équipe Les Sans Cou et Igor Mendjisky présentent au Mouffetard Rêves , une pièce que Mouawad avait jouée lui-même à Montréal en 2002.
Rêves concrétise vraiment ce qui est dit dans le titre, c’est-à-dire le songe. Un jeune homme entre dans un hôtel et demande une chambre. Une fois à l’intérieur, il écrit. L’histoire du roman qu’il commence pourrait être celle de la pièce, mais la soirée va prendre cette direction en empruntant d’autres chemins et d’autres ramifications. Le récit en train d’être écrit, à la main, sur un coin de table, est la vie d’un homme qui va vers la mer : fable qui renvoie à l’enfance libanaise de Mouawad. Peu à peu, les personnages qu’il invente prennent corps et occupent la chambre. Tous de nature fort imaginaire, ils sont soit des doubles de l’auteur, soit des êtres fictifs : « l’homme écroulé », « la femme décharnée », « la femme décapitée »… Il y a même un homme couvert de plumes qui vient des temps précolombiens et parle comme si le monde n’avait pas changé depuis les temps du Serpent à plumes.
Cela pourrait faire penser aux Six Personnages en quête d’auteur de Pirandello. On ne sait plus qui mène l’histoire : l’auteur ou ses personnages ? Le poète est-il imaginé par ses créatures ou celles-ci le façonnent-elles ? Mais voilà que l’hôtelière entre, elle aussi, dans la chambre. Elle a ses propres tourments : celui provoqué par le suicide d’un fils, qu’elle vient d’apprendre, et aussi par un personnage qui habite son cerveau et pénètre à son tour dans la chambre ! Pour tous, il n’y aura finalement que la vie de l’écriture (elle sera « la fureur qui fera s’éveiller les morts »).
La mise en scène d’Igor Mendjisky – jeune artiste déjà repéré avec un Labiche passablement détourné – n’a pas l’aspect mental que la pièce avait à Montréal. Elle cherche à rendre le texte plus quotidien, à faire jaillir le lyrisme dans la vie la plus banale, à creuser parfois comiquement le contraste entre un personnage venu de la nuit des temps (le précolombien) et le monde d’aujourd’hui. Certains acteurs jouent plusieurs rôles. Igor Mendjisky (en alternance avec Romain Cottard), Isabelle Habiague, Arnaud Pfeiffer, Esther Van Den Driessche, Estelle Vincent, Clément Aubert, Romain Joutard, Jenny Mutela, Arthur Ribo et Imer Kutlovci sont les interprètes inspirés de ce moment tout à fait envoûtant.