Esther Benbassa : « Créer un rêve français »

Dans le cadre de l’édition 2009 du « Pari(s) du vivre-ensemble », Esther Benbassa coorganise les Rencontres internationales sur les minorités visibles en politique. Entretien.

Jean-Claude Renard  • 3 décembre 2009 abonné·es
Esther Benbassa : « Créer un rêve français »
© Minorités visibles en politique, 11 et 12 décembre, École normale supérieure, 45, rue d’Ulm, salle Dussane, Paris Ve. Rens. :

Politis : En préambule aux Rencontres sur les minorités visibles en politique, vous citez les États-Unis, et plus précisément l’élection d’Obama. La France est donc à la traîne ?

Esther Benbassa I Barack Obama n’est pas au pouvoir seulement parce qu’il est le meilleur. Il advient à la suite de toutes les luttes qui ont traversé les États-Unis, notamment dans les années 1960. En France, l’immigration est assez tardive, avec les Polonais, les Italiens, les Espagnols ou les Portugais. Au reste, ils sont peu nombreux, parmi ces populations européennes, à être parvenus au pouvoir. Et pour les immigrations plus récentes, africaine et maghrébine, il n’y a pas eu non plus de luttes importantes pour acquérir des droits. Non sans raison : la France est historiquement un pays conservateur, qui préfère assimiler ses populations venues d’ailleurs. Même pour la deuxième ou troisième génération, on utilise encore le terme « intégration », ce qu’on n’entend plus aux États-Unis. Ici, intégration, dans l’esprit des politiques, cela signifie assimilation, abdiquer son identité pour épouser celle de la France. Nous sommes dans une République assimilatrice, avec des immigrés qui n’ont pas encore lutté pour se faire une place en politique. Enfin, il existe un aspect choquant : en France, les personnes issues de l’immigration jouent en solo quand elles parviennent à se frayer un chemin en politique. Il ne s’agit jamais d’une personne portée par un ensemble de luttes ou une vie associative intense.

À certains portefeuilles, la nomination de Rama Yade, Fadela Amara ou Rachida Dati n’est-elle pas, a contrario, une manœuvre politique ?

C’est effectivement une gadgétisation. Il n’empêche, cette stratégie ou cette manœuvre politique a créé quelques symboles au sein des populations qui n’ont pas accès à la politique. Cela a servi de modèle, tandis que la gauche n’a pas fait beaucoup d’effort dans ce sens. Cela dit, l’élection, la voix du peuple, a bien plus de force. Ici, nous assistons à la volonté du prince désignant telle ou telle personne. Obama n’a pas été désigné, mais élu après s’être battu pour convaincre.

Faut-il instaurer des quotas ?

La France est un pays très conservateur. Ses élites ne laissent pas d’éléments exogènes entrer et se mélanger. Elles préfèrent se reproduire. De fait, les quotas permettraient de faire bouger les choses. La loi sur la parité n’a pas bouleversé le paysage, mais elle a bousculé un peu les esprits. Il serait donc bon d’instaurer des quotas provisoires, sans les éterniser : cela risquerait de créer des phénomènes pervers d’autodésignation. Mais, avant même toute parité, il faut convaincre les élites politiques. Elles ont besoin de se « régénérer ». La France tourne en rond parce que ses élites n’ont pas la rage de gagner, de changer les choses.

La problématique des minorités visibles n’est pas seulement politique. Elle est aussi dans les médias…

Oui, et les médias s’en défendent, convaincus qu’ils n’ont pas de leçon à recevoir. Pour eux, la question est réglée. Là aussi, nous sommes dans la gadgétisation. Dès que l’on a une personne de couleur à la télévision, on en fait tout un plat ! Il n’y a qu’à regarder quelques minutes CNN pour voir la différence. En France, il n’y a rien de naturel, et c’est pour cette raison qu’on en fait tant sur les trois ou quatre personnes de couleur présentes sur le petit écran ou dans les rédactions. C’est au diapason de la politique. De deuxième ou de troisième génération, l’immigré reste un immigré, avec sa banlieue, son ghetto. Le monde de l’entreprise est bien plus ouvert. Parce que l’entreprise est pragmatique. Elle doit gagner, et pour gagner, il lui faut des gens qui ont envie de gagner.

Quel regard portez-vous sur le retour brutal de l’idéologie sécuritaire ?

C’est la stratégie habituelle pour emporter les voix conservatrices et ultraconservatrices, la même pensée qui croit que l’identité nationale existe, laquelle est un débat désuet, antimoderne, qui fait d’ailleurs rire nos voisins. Le mot même prête à sourire. Avons-nous une seule identité quand, par exemple, on est femme, noire et française ? C’est un débat démodé qui s’effrite tout seul, montre combien la France craint l’élargissement de l’Europe. C’est l’autre qui fait peur, qu’il soit dedans ou dehors. À la fin du XIXe siècle, en période d’industrialisation, la France avait peur, déjà, des bolcheviques, des juifs cosmopolites… Aujourd’hui, cette ambiance sécuritaire fait partie intégrante de la fragilisation de la France face à un monde qui bouge trop vite, avec ses identités multiples, dans un contexte postcolonial. On utilise cette politique sécuritaire parce que les populations sont dans la crainte du changement. C’est une réponse à court terme aux interrogations, qui va à l’encontre des intérêts de la France. On aurait pu souhaiter un rêve français, multicolore, dont la France a besoin pour s’imposer à l’extérieur et à l’intérieur. Mais il n’y a plus de rêve français, tandis qu’il existe toujours un rêve américain.

Idées
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