La honte de Primo Levi

Écrivain, critique littéraire, éditeur des œuvres complètes et grand ami de Primo Levi, Ernesto Ferrero a publié une biographie sensible et pudique de l’auteur de Si c’est un homme, disparu en 1987.

Olivier Doubre  • 3 décembre 2009 abonné·es

Primo Levi est mondialement connu pour son ouvrage Si c’est un homme, récit poignant de son séjour à Auschwitz entre la fin janvier 1944 et le mois de mai 1945. En 1963, arrivait sur la table d’Ernesto Ferrero, jeune attaché de presse récemment recruté chez Einaudi, la plus prestigieuse maison d’édition italienne, un manuscrit intitulé la Trêve , d’un auteur qu’il ne connaît pas, Primo Levi. Le roman raconte son rocambolesque retour du camp de concentration jusqu’à Turin à travers la Pologne, l’Ukraine, la Russie soviétique et une bonne part de l’Europe centrale et de l’Europe orientale dévastées par la guerre. La lecture du livre est un choc pour le jeune employé, qui va peu à peu se rapprocher de l’auteur, habitant à Turin, non loin du siège de la maison d’édition. Après les longs mois passés comme « esclave » dans l’usine de caoutchouc synthétique de Buna-Monowitz à quelques kilomètres d’Auschwitz, ce périple est, en effet, l’une des rares périodes où Primo Levi, la liberté à peine recouvrée, observe le monde qui l’entoure avec joie, espérance et étonnement : cette « trêve » sera toutefois de courte durée, un « intervalle entre un conflit ou une tragédie à peine terminée et d’autres qui menacent » (Ferrero). Rentré à Turin parmi les siens, dans l’appartement familial, l’auteur achève ainsi son récit sur une « n ote d’angoisse » , éprouvée à la suite d’un « rêve glacial » qui sonne comme un « avertissement déjà présent dans le titre » . À la dernière page, Primo Levi écrit : « Et soudain je sais ce que tout cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis de nouveau au camp, et rien n’était vrai en dehors du camp. »

Genre périlleux du fait de la tentation hagiographique à laquelle succombent de nombreux auteurs, la biographie que propose Ernesto Ferrero de celui qui, au fil des années, est devenu son ami a la grande qualité de conserver une distance pudique et une certaine discrétion quant à la vie privée de l’écrivain, qui s’accordent parfaitement avec le caractère de celui-ci. Point d’anecdotes personnelles qui (comme souvent) font in fine la part belle au biographe, point de conjectures sur les angoisses tues mais visibles de l’écrivain, et notamment sur les raisons de son suicide le 11 avril 1987, quand Primo Levi se jette du haut de l’escalier de sa maison turinoise. On peut même s’interroger sur la justesse du terme « biographie » à propos de l’ouvrage dont la traduction française est aujourd’hui disponible, en dépit de son titre initial en italien, dont la traduction littérale serait « la vie, les œuvres ». L’auteur, dans la préface rédigée pour cette édition, explique avoir voulu initier une « exploration du continent Levi [qui] n’en est peut-être qu’à ses débuts » , ajoutant alors, par association d’idées, une remarque d’Italo Calvino, qui travaillait à ses côtés chez Einaudi : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. » Ernesto Ferrero se limite aux textes de Primo Levi, en ajoutant quelques rares éléments biographiques qui tentent uniquement d’expliquer la gestation de chacune des œuvres de l’écrivain. Comme on le devine au style de celles-ci, Primo Levi était un homme timide, réservé, d’une extrême attention pour les autres hommes : «  Ne livrant de soi que ce qui est strictement nécessaire, il devient un œil qui observe, un observateur fébrilement attentif. » Si ce souci ethnographique est bien la source de son écriture – Claude Lévi-Strauss, dont Levi avait traduit certains livres en italien, l’a lui-même qualifié de « grand ethnographe »  –, toute son œuvre est traversée par un « sentiment de honte » qui, certes, est fréquent chez les survivants, mais qui prend un tour particulier chez l’écrivain, nourrissant à la fois ses textes et sa vision tourmentée de l’humanité. « S’il ne juge pas les autres, il se montre presque impitoyable à son propre égard » , écrit Ernesto Ferrero, montrant combien l’auteur des Naufragés et les rescapés «  ne se pardonne rien, ni les petits vols de la survie ni la goutte d’eau refusée à un compagnon ». Cette attitude envers lui-même, telle une « longue bataille intérieure et solitaire » qui va évidemment croître en intensité au seuil de sa vie, entre en résonance avec le sentiment exprimé par le héros de l’un des chefs-d’œuvre de Franz Kafka, le Procès (dont Primo Levi a réalisé une nouvelle traduction en 1983) : Joseph K., condamné à mort, exprime « la honte d’être un homme » , du fait qu’un tel tribunal, « occulte et corrompu » , puisse exister et rendre une telle sentence…

Cette « honte » , souligne Ernesto Ferrero, est sans aucun doute l’un des ressorts de la pensée de Primo Levi, qui ne cesse de pointer que « ceux qui survivaient [à Auschwitz] étaient de préférence les pires, les égoïstes, les violents, les insensibles, les collaborateurs de la “zone grise”, les mouchards ». Il invente d’ailleurs à cette occasion cette expression de « zone grise » , qui est devenue depuis « un pilier de l’anthropologie contemporaine » et renvoie directement à la « banalité du mal » bien décrite par Hannah Arendt lors du procès Eichmann à Jérusalem. L’angoisse ne quitte jamais Primo Levi, qui va même jusqu’à déclarer vers la fin de sa vie : « Ça s’est produit, donc ça peut se reproduire » !

Paru en 1947, Si c’est un homme est déjà empreint de ce doute existentiel. Alors que Primo Levi a longtemps conservé son emploi de chimiste et n’est devenu écrivain à temps complet que durant les dix dernières années de sa vie, il a en quelque sorte endossé les habits de « témoin par excellence » , qui par son écriture voulait sans doute prévenir ses contemporains. Avec succès puisque, comme le souligne Ernesto Ferrero, « la grandeur morale, supra-humaine, de ce Montaigne du XXe siècle a produit sur les lecteurs un effet cathartique, presque pacificateur » . Le biographe qualifie ainsi le parcours littéraire de «  circulaire, cyclique, fait de reprises, abandons et retours » , du premier livre jusqu’au dernier, de manière quasi obsédante. Et, en premier lieu, la « honte » , qui ne l’a plus quitté depuis le retour à Turin, après la brève période de « trêve » , apparaît déjà centrale dans un texte de 1946 : « Ce que j’avais vu et souffert brûlait en moi, je me sentais plus proche des morts que des vivants, et coupable d’être homme, car les hommes avaient édifié Auschwitz. » Une « honte » qui, sous la plume de Primo Levi, est d’abord une leçon pour l’humanité. Le livre d’Ernesto Ferrero vient aussi avec brio nous la rappeler.

Idées
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