« Retour à Reims », de Didier Eribon: Revenir à soi
Avec « Retour à Reims », où il analyse sa rupture avec son milieu d’origine – ouvrier –, Didier Eribon donne un récit autobiographique autant qu’un essai politique.
dans l’hebdo N° 1080 Acheter ce numéro
Retour à Reims n’est pas à proprement parler un livre de littérature, et Didier Eribon, jusqu’à maintenant, a surtout écrit des livres de philosophie ou de sociologie critique, la plupart situés parmi les gender studies. Mais Retour à Reims a ceci de particulier qu’il dépasse les classifications : il relève autant du récit autobiographique que de l’analyse sociologique, de la rétrospective historique que de l’essai politique. Il frappe surtout par le risque pris de s’exposer.
Retour à Reims raconte en effet comment et pourquoi Didier Eribon, afin de pouvoir se vivre en tant qu’intellectuel gay, a renié ses origines sociales, et s’est coupé de sa famille appartenant à la classe ouvrière. Il le fait non seulement à la première personne du singulier, donc en mobilisant dans ce « je » une subjectivité peu commune chez un universitaire français, mais surtout avec une exigence éthique qui force le respect. Car ce texte, si passionnant soit-il, notamment sur les phénomènes de domination et de reproduction sociale, serait proprement insupportable si l’auteur n’adoptait qu’une position de « sachant », qui passerait vite pour arrogante.
Didier Eribon objective et analyse son propre itinéraire et ceux des membres de sa famille. Mais il le fait en ayant exclu les jugements moraux et les généralisations (il écrit par exemple : « J’en ai toujours voulu à mon père d’avoir été cet homme-là, une sorte d’incarnation d’un certain monde ouvrier… » – c’est nous qui soulignons). Ce qui est un minimum, objectera-t-on, dans une démarche scientifique. Sauf que, justement, ce livre est scientifiquement risqué car sa matière même fouille dans l’intimité de son auteur. Et on en connaît d’autres, tout scientifiques qu’ils se revendiquent, qui ne se gênent pas pour manifester leur contentement d’être eux-mêmes. Didier Eribon n’hésite pas non plus à envisager le mal qu’il a pu faire en rompant avec sa famille. Ou à noter que, s’il n’a plus de relations avec ses frères, c’est davantage son fait que le leur. Pas d’autoflagellation ici, ni d’appel retors à la compassion du lecteur. Son ton est celui du constat.
La possibilité du « retour à Reims », pour Didier Eribon, a tenu à la disparition de son père, de la maison familiale d’abord, à cause de la maladie d’Alzheimer qui a exigé son hospitalisation, puis de notre monde. Il n’a jamais pu avoir avec cet homme haï le moindre échange, conservant de lui les pires souvenirs, de violence, d’ivresse, de racisme, d’homophobie… Son effacement constituait la condition indispensable pour que Didier Eribon revienne vers les siens, en particulier vers sa mère. Il parle de réconciliation. Non seulement avec elle. Mais avec « une part » de lui-même qu’il avait niée, refoulée, et dont il avait honte, au profit d’une autre identité, l’homosexualité, à laquelle la culture scolaire était liée, impliquant une « rééducation » de lui-même « qui passait par le désapprentissage » de ce qu’il était. Avec ce livre, Didier Eribon renoue donc avec sa composante de classe, et redevient ce qu’il a toujours été : un fils d’ouvrier.
Le grand apport théorique de Retour à Reims est de ne jamais expliquer les comportements des membres de sa famille à l’aune de la psychanalyse (qui, selon l’auteur, dépolitise), mais de situer chacun dans son époque et sa région géographique. Didier Eribon remonte ainsi l’histoire des deux branches familiales, où la loi d’airain des déterminismes sociaux s’impose avec une brutalité inouïe. Ses formules lapidaires, en guise de résumé, font mouche. Ainsi à propos de son père, à 14 ans : « L’usine l’attendait. Elle était là pour lui ; il était là pour elle. »
C’est du côté des femmes que les contraintes sont les plus dures, et les silences les plus lourds. Le scandale est même entré dans la vie de sa grand-mère, enceinte à 17 ans, abandonnant tout, y compris sa fille, pour partir en Allemagne en 1940, puis, à la Libération, de retour en France, subissant le sort des femmes soupçonnées d’avoir eu une liaison avec un occupant.
Didier Eribon ne connaissait quasiment rien de tout cela. C’est sa mère qui, depuis leurs retrouvailles, lui a confié ses souvenirs. Elle est bien sûr un « personnage » central du livre, actrice et témoin, envers laquelle l’émotion du fils affleure en permanence. Il raconte comment elle s’est mariée par défaut avec un homme qu’elle n’aimait pas, alors que son intelligence, dont elle était consciente, aurait pu lui faire prétendre à mieux. « Mais les lois de l’endogamie sociale sont aussi fortes que celles de la reproduction scolaire », écrit-il. Il souligne aussi ce qu’il lui doit dans la possibilité de poursuivre des études. Et décrit à quel point ses années d’usine se sont imprimées en elle : « Quand je la vois aujourd’hui, le corps perclus de douleurs liées à la dureté des tâches qu’elle avait dû accomplir pendant près de quinze ans, debout devant une chaîne de montage où il lui fallait accrocher des couvercles à des bocaux de verre, avec le droit de se faire remplacer dix minutes le matin et dix minutes l’après-midi pour aller aux toilettes, je suis frappé par ce que signifie concrètement, physiquement, l’inégalité sociale. Et même ce mot d’“inégalité” m’apparaît comme un euphémisme qui déréalise ce dont il s’agit : la violence nue de l’exploitation. Un corps d’ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu’est la vérité de l’existence des classes. »
Entre les lignes, se lisent l’émotion et une certaine colère feutrée mais bien réelle, celle-là même qui l’anime, quand, en arrière-plan de son récit socio-historique, il revisite ce qu’a été l’évolution de la gauche depuis plusieurs décennies. Il explique ainsi comment ses parents, de tradition communiste, se sont mis à voter pour le Front national quand ce parti semblait être devenu le seul à porter les préoccupations des ouvriers, même si les cibles avaient changé (les étrangers ayant été substitués aux patrons). Il met particulièrement en cause la « mutation » de la gauche socialiste et énonce la tâche qui incombe aujourd’hui « aux mouvements sociaux et aux intellectuels critiques » : « Construire des cadres théoriques et des modes de perception politiques de la réalité qui permettent non pas d’effacer – tâche impossible – mais de neutraliser au maximum les passions négatives à l’œuvre dans le corps social et notamment dans les classes populaires ; d’offrir d’autres perspectives et d’esquisser ainsi un avenir pour ce qui pourrait s’appeler, à nouveau, la gauche. »
Inutile de souligner que Retour à Reims se place dans la lignée de la sociologie critique de Pierre Bourdieu, que l’auteur cite abondamment. Mais Didier Eribon glisse aussi ses pas dans ceux d’écrivains qui ont, avant lui, socio-analysé leur parcours et déconstruit les rapports de classe : John Edgar Wideman, James Baldwin et Annie Ernaux. Autrement dit un Noir, un Noir homosexuel et une femme, qui sont aussi trois grands écrivains. Retour à Reims n’a certainement pas à pâlir devant ces augustes références.