Rwanda : comment justice se fait

Le documentaire
de Christophe Gargot, « D’Arusha à Arusha », montre le fonctionnement et les limites du Tribunal pénal international
pour le Rwanda.

Christophe Kantcheff  • 17 décembre 2009 abonné·es

Les premières images sont prises au mémorial du génocide de Murambi, au Rwanda. D’Arusha à Arusha se situe d’emblée dans un temps post-génocide, dans l’après et la mémoire de l’événement, entre 2007 et 2008, années où le film a été tourné. On est au-delà des récits de massacres, mais autour de cette question cruciale : quelles sont les conditions pour qu’une vie commune entre Tutsis et Hutus soit possible ?
Première exigence : que la justice soit rendue, les responsabilités désignées, des sanctions prononcées. C’est à cela que s’intéresse le documentaire de Christophe Gargot, qui propose, après d’autres cinéastes, une manière de filmer la justice. Ici, il a travaillé à partir des images d’archives du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), mis en place par l’ONU à la fin de l’année 1994, au lendemain du génocide. Ces images sont à la disposition de tout citoyen qui en fait la demande. Elles ­montrent, par l’intermédiaire de caméras fixées au plafond, le déroulement des audiences.

Christophe Gargot s’est concentré sur trois d’entre elles : celles de Théoneste Bagosora, chef du cabinet du mi­nistre de la Défense quand le génocide s’est déclenché (au moment où l’avion transportant le président Habyarimana a été descendu), soupçonné d’être l’un des principaux commanditaires des massacres ; de Faustin Twagiramungu, Premier ministre au lendemain du génocide et candidat malheureux à la présidentielle de 2003, remportée par Paul Kagamé ; et de Georges Ruggiu, un Belge qui a collaboré à la Radio Télévision libre des Mille Collines, pousse-au-crime des Tutsis. Ces images, que Christophe Gargot a complétées par des plans pris par lui des salles du tribunal vide, pour en donner d’autres perspectives que celles, répétitives, qu’offrent les caméras officielles, concernent la justice « d’en haut ».

Il y a aussi la justice « d’en bas », à laquelle, notamment, est en proie Jean de Dieu Bucyibaruta, un homme qui a accepté de témoigner pour le film alors qu’il a prêté main-forte aux assassins, sans avoir lui-même, semble-t-il, tué directement. Il émane de lui un courage à assumer ses actes et une sagesse qui viennent, au moins en partie, du fait que sa femme est tutsie. Comme il le dit lui-même, il n’est du côté ni des uns ni des autres, mais au milieu. Sa femme, qu’il ne fut pas sommé de tuer pendant les massacres –  « J’ai une grande chance » , assure-t-il –, parle aussi devant la caméra. De sa famille décimée, de la pression exercée pendant le génocide sur son mari par les Hutus du village du fait qu’il était marié à une Tutsie, de son élection à une gacaca, un tribunal de quartier, alors qu’elle aurait préféré ne pas y participer.
La vision qu’offre le film des gacaca est sévère : on assiste à l’audience d’un condamné (dans son uniforme rose de détenu), souhaitant faire appel de sa condamnation à 25 ans de prison, face à un jury peu enclin à accéder à ses demandes. Une juge lui lance même, expéditive : « Il y a eu des crimes, c’est qu’il y a des meurtriers ! » Ces juridictions ont été l’objet d’analyses plus positives [^2]. Il n’empêche qu’on est saisi d’apprendre, à la fin du film, qu’une de ces gacaca a condamné Jean de Dieu Bucyibaruta à pas moins de 30 ans de prison…

Mais Christophe Gargot n’est pas plus complaisant avec le TPIR. Il ­montre, par exemple, les limites de la procédure accusatoire, de type anglo-saxon, sur laquelle est fondé ce tribunal (où l’accusé doit apporter la preuve de son innocence). Une scène est éloquente de ce point de vue : quand le procureur s’énerve face à Faustin Twagiramungu, qui fait une réponse trop complexe à son goût sur la construction des identités tutsie et hutue et qui estime erronée la lecture du génocide à la seule lumière ethnique. Twagiramungu est un témoin, non un accusé. Il est pourtant mis dans cette situation par le procureur. Dès lors, il semble que ce que le témoin pourrait apporter devient inutile.

Plus grave : des questions sont posées sur l’indépendance du TPIR. On y entend par exemple la bouillante procureure Carla del Ponte affirmer qu’aucune enquête n’est réalisable sans le bon vouloir du régime en place à Kigali. L’avocat de Bagosora, Raphaël Constant – qui pourtant représente la partie adverse de l’accusation –, dresse un constat équivalent. Il relève qu’après des années de procédure – car cette justice est très lente – seuls 77 Hutus (et un Belge) sont inculpés, à l’exclusion de tout membre du Front patriotique rwandais (Tutsi), aujourd’hui au pouvoir. D’où cette expression de « tribunal des vaincus » , que l’avocat emploie pour qualifier le TPIR.
D’Arusha à Arusha n’est pas un film à thèse [^3]. S’il dessine les limites d’un tribunal pénal international, il ne le dénonce pas pour autant. Il donne aussi à réfléchir, au-delà du seul cas du Rwanda, aux modalités d’une justice internationale, ayant recours à des principes par définition universels, non exempte de pressions, mais qui sont en elles-mêmes compliquées à mettre en œuvre. Bref, voici un film qui, de son sujet difficile, fait un objet toujours passionnant.

[^2]: Lire par exemple : « Les juridictions gacaca au Rwanda », d’Hélène Dumas, in Mouvements, n° 53.

[^3]: Il semble toutefois qu’il puisse déranger puisque l’Unesco a décidé d’annuler l’avant-première prévue dans ses locaux le 9 décembre. Serait-ce à cause du rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda, annoncé le 29 novembre, comme le suppose la production du film dans un communiqué de presse ?

Culture
Temps de lecture : 5 minutes