Sabine Weiss : la plénitude et la simplicité
Avec Doisneau et Ronis, Sabine Weiss est une grande représentante de la photo humaniste. Elle raconte ici son parcours de photographe : la mode, la publicité, mais surtout le reportage. Et commente pour nous quelques-uns de ses clichés, riches d’atmosphère et de sensibilité.
Au fond de l’image en noir et blanc, les immeubles du baron Haussmann s’alignent le long de la porte de Vanves, au-dessus d’un terrain vague qui attend son périphérique. Les façades s’estompent, s’écrasent dans la grisaille. Frêle silhouette d’un facteur arc-bouté sur le guidon de son vélo. C’est le petit matin et l’heure de la tournée. Au premier plan, le terrain vague se pique de neige. Un cheval se cabre. Deux fers en l’air. Dans la basse température, il en a marre d’être attaché sans doute. Il renifle les abattoirs pas loin. Son hennissement traverse l’hiver.
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À peine plus loin, du côté de la porte d’Ivry et du boulevard Masséna. Rue des Terres au curé, dans le XIIIe arrondissement. Sous la plaque de rue collée contre un baraquement précaire, deux enfants remplissent un seau d’eau. Le gamin appuie sur la pompe. La gamine est courbée, maintient l’anse du seau en ferraille. Lui, malicieux, en souliers, manteau noir par-dessus la culotte courte, béret au crâne. Elle, en chaussons, chaussettes remontées, à hauteur des genoux, presque à hauteur de sa blouse grise. Méli-mélo de planches, de ciment, d’acier, et la petite misère plaquée contre l’humidité.
Ailleurs encore. Une femme debout dans un couloir de métro. La tête enfoncée dans la paume de sa main, contre l’angle droit d’un mur au carrelage froid et blanc. Coiffée d’un fichu, vêtue d’un manteau sombre. À sa gauche, est placardée une publicité pour « Holiday on Ice » au palais des Sports, avec son « patineur du siècle, à partir du 22 février 1979 » . Le graphisme de la réclame s’arrange ici des joints d’un carrelage, la femme triste s’accommode des courbes et arêtes d’un couloir. Pas de raison de faire compliqué quand on peut faire simple, au débotté. Pour Sabine Weiss, la photographie se lie « à cet instant fugitif et merveilleux qu’il faut saisir tout en le composant, ces instants dans le temps et dans l’espace, où la plénitude et la simplicité forment un tout » . Plénitude et simplicité, c’est exactement ça.
La photographe est née en Suisse, à Saint-Gingolph. Dans l’été 1924. Nom de jeune fille : Weber. Elle n’est guère douée pour les études. Un peu paresseuse. Elle perd sa mère très tôt et son père ne la pousse pas sur la copie. Bref, à 17 ans, elle quitte le lycée pour entrer au pair dans une famille suisse-allemande. D’emblée surnommée « la petite abeille » parce qu’elle travaille beaucoup. Les commissions, la cuisine, le ménage. Et sur les frais du ménage, elle s’offre une barre de chocolat. C’est bien bon mais c’est pas tout. Il faut tout de même choisir un métier. Depuis môme, elle s’amuse de photographies, exécute ses propres tirages. Un premier appareil en bakélite, acheté avec trois francs six sous d’argent de poche. C’est dit et décidé : elle sera photographe. Son père n’est pas contre. Et l’accompagne chez Boissonnas, à Genève, photographe reconnu.
C’est l’année 1942, la maison s’enorgueillit de huit décennies de pratiques. Sabine Weber est apprentie dans les studios feutrés d’une dynastie de photographes tournés vers le portrait. Premières gammes dans l’éclairage, la retouche, la quadrichromie et des appareils de 50 sur 60 centimètres, d’autres, énormes, sur pied, avec chariots. Le regard fait son éducation. Trois ans plus tard, elle quitte Boissonnas, diplôme en poche. Le métier devant elle. Qu’elle inaugure dans un atelier de Genève, rudimentaire et spartiate. Un début dans la vie. Les premières commandes sont des publicités pour des produits congelés, des portraits et des reproductions de portraits de défunts. Le premier reportage est consacré aux GI en permission et en goguette, suivis jusque dans les fêtes foraines. Après quelques tirages, il est temps de quitter la Suisse pour gagner Paris, été 1946 en cours.
De connaissances en relations, la jeune femme devient assistante chez Willy Maywald, photographe de mode, exerçant pour les grandes maisons de couture. Parmi d’autres travaux, elle fait la toute première ouverture de Christian Dior. En mai 1949, Sabine Weber rencontre un peintre américain, briscard intarissable, la bosse roulée déjà. Hugh Weiss. Six mois plus tard, ils emménagent ensemble, boulevard Murat, sur la frange du XVIe arrondissement, dans l’encolure de Paris. L’année suivante, elle prend le nom de son mari. Sabine Weiss. Mortaise et tenon, elle et lui vont traverser ensemble un demi-siècle d’histoire artistique.
Si l’adresse n’a aujourd’hui pas changé, l’appartement exigu sert alors de studio photo et d’atelier de peintre, sans commodités. Eau et toilettes dans la cour. « Fallait être ingénieux pour les tirages » , se souvient Sabine Weiss. À l’orée des années 1950, elle a pour clients nombre d’agences de publicité et une variation de sujets, qui passent des enfants, à la nature morte, de la pharmacie aux produits de beauté et aux politiques. Tandis qu’elle alterne Rolleiflex et Leica.
Sabine Weiss réalise quelques images qu’elle envoie à Vogue, magazine très prisé dans cette immédiate après-guerre, qui est justement le théâtre d’un tournant. Elle y retrouve un certain jour Michel Le Brunoff, directeur du journal. Dans son bureau, il y a là un petit bonhomme qui se penche sur ses images. « C’était Robert. Il disait beaucoup de bien de mes trucs. » Si bien même que Vogue contracte avec elle des photos de mode, des reportages, des portraits. « Je ne sais plus si je connaissais alors le nom de Robert Doisneau. » Doisneau trimbale déjà une aura particulière dans les milieux de la photographie, bien au-delà de l’agence Rapho, où il est inscrit. Rapho, c’est-à-dire l’agence de Charles Rado, qui a donné à son entreprise la première syllabe de son nom et celle du mot photographie. Doisneau invite Sabine Weiss à y entrer. On est alors en 1952. En 2009, elle est toujours chez Rapho.
Très vite, les images s’accumulent, les voyages avec, toujours en compagnie de Hugh Weiss. Ils font du globe un mouchoir de poche. En Espagne, au Portugal, en Grèce. À l’Amérique succèdent l’Afrique et l’Asie. Sabine Weiss travaille pour Harper, Life, Match, Time, Newsweek, Fortune, Holiday. Elle croque les surfaces, inlassablement. Dans le pêle-mêle des rencontres et des commandes, se bousculent les Frères Jacques, Monet, Léger, Breton, Lartigue, Mendès-France, Tati, le maréchal Juin, Eisenhower. Sans tracas ni souci. Un ami chez Pathé Marconi lui ouvre les portes des enregistrements salle Wagram et la possibilité d’encastrer Stravinsky, Honegger, Casals, Milhaud, la Callas… Dans un autre genre, elle est sollicitée pour les photos de tournage de films, comme Bonjour tristesse (1958), d’Otto Preminger, et l e Jour le plus long (1961), de Ken Annakin.
Les décennies se suivent, remplissent, gavent l’objectif. Diffusée largement dans la presse, la photographe connaît seulement sa première exposition personnelle en France, à Arras, en 1978. C’est encore Robert Doisneau qui lui prodigue ses conseils, entre le choix des cadres et la qualité des tirages. Pas loin de la centaine. « Arras a été l’occasion d’un regard sur mes images : il ne s’y passe pas grand-chose, peu d’éléments, beaucoup d’atmosphère, de compassion. Tout ce qui sort des hommes. » Arras est un coup d’envoi d’expositions, puisant dans l’autre versant de l’œuvre : la part intime de Sabine Weiss, son laboratoire personnel, en dehors des studios chics. Car, parallèlement aux commandes, elle pointe son objectif sur les hasards du quotidien. Une vitrine, un intérieur, les passants. Ce que charrie la vie ordinaire. Dans l’enchevêtrement des déambulations, matin soir, Sabine Weiss prend « tout ce qui tombe dans l’appareil, en tentant de différer de l’ordinaire ». Sans marquer de distance, sans ajout dans l’effet à rendre.
Et derrière ce qu’on appelle communément du « réalisme poétique », calée dans la photographie humaniste, se déploie une pellicule souvent trempée dans l’âpreté. Solitaires à la marge, vieilles dames au taudis, musiciens de rue à la ramasse, clodos endormis. C’est noir et blanc. Peu de gris. Quand l’image n’est pas âpre, elle se glisse dans l’éphémère. Celui du mouvement, d’une gestuelle. Une vieillesse qui vacille, un prêtre qui patine, un torero virevoltant, une jeunesse insouciante. À chaque image son poids d’anecdote. Question de tempérament pour qui a toujours visé à « apprendre à voir les détails les plus simples : le menu détail qui exprime l’essentiel, le petit geste qui explique le mouvement, l’infiniment petit qui raconte le grand » . Avec une constance : le parti de la vie.