Au gui l’an dix !

Bernard Langlois  • 7 janvier 2010 abonné·es

Au loin, au près.

Hors une aussi bonne santé que possible ( « …et surtout bonne santé » , dit le bon sens populaire) ; hors les petits plaisirs quotidiens et les satisfactions privées qu’on peut glaner sur le chemin de la vie, tout ce qui peut contribuer à se bricoler du bonheur, ou son illusion : on ne voit pas bien ce qu’on pourrait mutuellement se souhaiter du point de vue collectif en ce début d’an neuf, dixième d’un siècle et d’un millénaire, qui s’annonce (l’an 2010) sans doute pire encore que celui qu’on vient d’enterrer.

Que vous portiez le regard au loin : vers les crises et les catastrophes lointaines, les répressions sanglantes, les oppressions ouvertes ou larvées, les attentats aveugles, les représailles « ciblées » et les bavures « regrettables » – liste non exhaustive, et ce « loin » n’est pas si éloigné ; ou que vous vous borniez à regarder au près : la crise qui perdure et son cortège de misères sociales, les usines qui ferment, les bouchons aux portes du Pôle emploi, les étrangers qu’on pourchasse et qu’on livre, les queues aux Restos du cœur et autres soupes populaires, les morts de froid des trottoirs et des encoignures, les suicides des désespérés et, plus sordide encore, ces « drames familiaux » baignés de sang qui éradiquent des familles entières (avez-vous noté comme le climat de fête obligatoire, les youp-la-boum de saison de la télé-paillettes rendent plus insupportables encore la solitude et la misère morale de ces malheureux qui pètent les plombs plus nombreux que de coutume ?) – là aussi, liste non exhaustive, et ce « près » est en bas de chez nous : où que se porte le regard, il n’est nul signe d’espoir raisonnable.
Je veux dire : qui ne relève pas d’une croyance religieuse ou d’une « conduite magico-mythique de type primitif » , comme disait ce vieux Godlewski (Stanislas), prof à l’École supérieure de journalisme de Lille au mitan du siècle dernier, dans ses cours riches en couleurs de « symbolique et philosophie du langage », oui monsieur, rien que ça, pensez si ça m’a marqué !

Effort de guerre.

Et aucun espoir raisonnable de changement, de redressement, de «  sortie de crise » , de paix recouvrée, de santé sociale retrouvée, bien au contraire. Ni de près ni de loin.
De loin : un président américain dont le charisme combiné à la couleur de peau fut l’une des rares bonnes surprises de l’an passé, couronné d’un prix Nobel de la Paix (dont on fait grand cas mais qui est souvent attribué à n’importe qui, consultez la liste), renforce son effort de guerre en Afghanistan et, alors qu’il est toujours empêtré (au grand jour) en Irak et (secrètement) au Pakistan, hésite à lancer sa foudre sur le Yémen, nouveau foyer purulent du terrorisme à la sauce islamiste. (Où il est temps de se rappeler du précédent Kennedy, ou comment un jeune et charismatique président américain a fourré pour longtemps et au prix de mille souffrances son pays dans le bourbier vietnamien) ; de loin encore : la pantalonnade du sommet de Copenhague, la révolte iranienne, les tragédies africaines, le martyre persistant de Gaza…
De près…

Déboires.

Détaillons un peu de près. Chez nous, quoi, dans l’Hexagone : le deuxième semestre 2009 a été particulièrement calamiteux pour un président qui, sorti de sa période bling-bling, semblait avoir retrouvé (un peu) de son lustre.
Bataillant sur tous les fronts, s’attribuant un rôle moteur dans le règlement des crises internationales, se flattant d’être écouté et suivi par tous les grands de ce monde, se félicitant de ses succès en matière commerciale au profit de l’industrie et de la technologie françaises, se targuant d’être le principal agitateur d’idées et lanceur de débats de société dans le champ du dialogue républicain, s’instituant sans rire « premier écologiste de France »  : Nicolas Sarkozy est allé de déboire en débâcle – du renoncement, devant le tollé, à imposer le petit Prince à la tête d’un fromage trop gros pour lui, au désaveu du Conseil constitutionnel retoquant son projet de taxe carbone, en passant par les faux pas et les bourdes diverses de ses ministres, le camouflet d’Abou Dhabi renonçant à nos réacteurs nucléaires au bénéfice de la Corée, le bide particulièrement navrant du sommet de Copenhague, les dérapages nauséeux du « grand débat national » sur l’identité française, sans même parler des déboires d’Eurostar, des grèves dans le RER ou, last but not least, de la controverse naissante sur la gestion (somptuaire ?) de la crise grippale, qui oblige Mme Bachelot à jouer les VRP pour tenter de fourguer ses stocks de vaccins inutiles. Et je suis sûr que j’en oublie.
Bilan : la cote du chef de l’État est à la ramasse, et le doute jusque dans les rangs de sa majorité ; et un nombre croissant de Français le prennent pour ce qu’il est (et que nous n’avons cessé de dire qu’il est) : un camelot baratineur et vantard, un Matamore de tréteaux, un Hercule de foire. Une sorte de Berlusconi cisalpin. Berlusconi, avec qui il forme un couple de bateleurs improbables donnant au monde une bien piètre image de l’Europe.

Fascisme.

Certains vont plus loin, qui vont jusqu’à oser le mot « fascisme ». Certes, Emmanuel Todd (puisque c’est lui) nuance son propos : « Il ne faut pas faire de confusion, mais on est quand même contraint de faire des comparaisons avec les extrêmes droites d’avant-guerre. […] L’État se mettant à ce point au service du capital, c’est le fascisme. L’anti-intellectualisme […], c’est aussi dans l’histoire du fascisme. De même que la capacité de dire tout et son contraire, cette caractéristique du sarkozysme [^2]. »
Déjà, avant le démographe inventeur du thème de la « fracture sociale » dont s’était inspiré Chirac, son aîné, le philosophe Alain Badiou, invoquait ( De quoi Sarkozy est-il le nom ? , Lignes, 2007) les mânes du pétainisme… Je ne sais s’il faut aller jusque-là. Je ne suis pas sûr que le projet du sarkozysme soit aussi structuré et consciemment élaboré que l’était le mussolinisme (l’hitlérisme a fortiori ), ou la Révolution nationale du Maréchal. Je tiens notre Petit Père des riches pour un homme dont l’ambition se borne à conquérir le pouvoir (c’est fait), à l’occuper (c’est en cours) et à en jouir (ô combien !) comme l’enfant de son nouveau jouet ; et son régime comme un salmigondis de bonapartisme (moins le prestige), de boulangisme (le sentimentalisme) et, en effet, de berlusconisme (fric, médias et petites femmes).
De toute façon, un brouet bien indigeste et bien peu républicain.

Lèche-cul.

Étonnez-vous après cela que d’aucun (Cambadélis) compare le ministre des Rafles et de l’Expulsion, promoteur (sur l’ordre de son maître) du « grand débat » qu’on sait, à Pierre Laval !
Mais ce n’est pas rendre justice à l’ancien bras droit de Pétain, qui a tout de même mis davantage de temps à passer de gauche à droite que n’en a mis Besson, vif comme l’éclair, à trahir le PS pour devenir le caniche de Sarko. Paraît que l’intéressé veut traîner en justice le député solférinien pour « laver son honneur » . Comme s’il avait encore ce produit-là en magasin, même sale ! Alors que sa servilité fait l’étonnement de ses collègues ministres, enfonçant même le Séraphin Lampion de Saint-Quentin dans l’Aisne : « Quel lèche-cul ! » , aurait murmuré Mme de Grand Air lors d’un récent Conseil en l’entendant féliciter le Président pour on ne sait quel succès imaginaire. Et Sarkozy lui-même voit bien tout le profit qu’on peut tirer de la ductilité (appelons ça comme ça…) de son ministre préposé au sale boulot : « C’est l’épouvantail parfait. Au lieu de me taper dessus, on tape sur lui. » (Source : Le Canard).
Dans une langue plus verte, Clemenceau disait la même chose de celui qui était alors son chef de cabinet : « Mandel est parfait. C’est moi qui pète et c’est lui qui pue. »

Les clowns.

C’est ce régime qui pue. Et nous en avons encore au moins pour deux ans et quatre mois. Au mieux : vu que ce ne sont pas les élections régionales, promises à la gauche (oui, je sais, c’est une facilité de langage), qui changeront la donne.
Et que ce n’est pas non plus d’une explosion sociale qu’on peut attendre le salut, malgré la dureté de la crise, malgré les aggravations qui s’annoncent (augmentation des taxes et impôts en tout genre, sauf pour les heureux bénéficiaires du bouclier fiscal) et la poursuite méthodique du démantèlement des services publics et des acquis sociaux ; malgré l’envie d’en découdre qu’on sent monter de la base : les directions syndicales (le chevelu et le barbu en tête) sont passées maîtres dans l’art de démobiliser les troupes en les faisant défiler pour des prunes. Un espoir à la gauche de la gauche ? Tant mieux pour vous si vous y croyez. Ce journal a assez milité pour. En ce qui me concerne, et au vu des derniers développements, j’ai cessé d’y placer mon énergie. Alors, quoi donc qui nous reste, hein ? Cultiver son jardin. Tenter d’être utile autour de soi. Lire de bons livres. Voir de belles choses. Profiter de la nature et des plaisirs gratuits qu’elle offre encore. Passé la soixantaine, c’est bien assez. Les jeunes, à vous de jouer !
Ah, j’oubliais : rire encore et le plus souvent possible au spectacle que nous offrent ces pitres.

Ce ne sont pas tous les journalistes qui ont l’honneur d’être cités dans le discours officiel d’un chef d’État à la tribune d’une rencontre internationale rassemblant la plupart des dirigeants du monde ! C’est arrivé à Hervé Kempf, à Copenhague, pour son livre : Comment les riches détruisent la planète, dont Hugo Chavez, le président vénézuélien, a chaudement recommandé la lecture.
Kempf est chroniqueur dans un quotidien souvent qualifié « de référence » qui ne passe pas pour un brûlot gauchiste. Dans sa livraison du week-end, le chroniqueur écologique souhaite une « bonne année [aux] clowns ! » Qui sont les gugusses ? Entre autres, le ministre Boorlo, le député maire (PS) de Nantes Ayrault et « Son Excellence Nicolas Sarkozy ». Le chef de l’État traité de clown dans les colonnes du Monde, ouah [[« Bonne année les clowns ! », Hervé Kempf, Le Monde
du 3-4 janvier.]] !
Ça décoiffe, et on se sent moins seul !

[^2]: « Ce que Sarkozy propose, c’est la haine de l’autre », Le Monde, 27-28 décembre.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 9 minutes