Comment glisser le CO2 sous le tapis

Total vient d’inaugurer à Lacq une installation de stockage du gaz carbonique sous terre, pour limiter l’effet de serre. Une filière en plein essor, très critiquée par les écologistes, qui redoutent des fuites massives.

Patrick Piro  • 21 janvier 2010 abonné·es
Comment glisser le CO2 sous le tapis

Les activités humaines, essentiellement par la combustion des énergies fossiles – pétrole, gaz, charbon –, expédient chaque année plus de 32 milliards de tonnes de gaz carbonique (CO2) dans l’atmosphère. Comment réduire ce flux qui aggrave inexorablement l’effet de serre planétaire ? Une voie évidente et définitive : la sobriété, une meilleure efficacité ou la substitution des fossiles par des énergies vertes. Mais, depuis des années, des industriels s’évertuent à promouvoir une autre piste : le captage du gaz carbonique produit par des installations industrielles pour le stocker à bonne distance de l’atmosphère. La préférence des ingénieurs va actuellement aux couches géologiques profondes, « poubelles à CO2 » actuellement présentées comme les plus sûres.

La filière, à laquelle on prédit une place importante dans les décennies à venir, agite fiévreusement plusieurs équipes dans le monde (Allemagne, Algérie, Danemark, États-Unis, Norvège, etc.). En France, Air liquide, Alstom, ArcelorMittal, EDF, Suez ou Veolia se battent pour développer la meilleure technologie et ­mettre la main sur des marchés potentiels prometteurs. L’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a récemment ouvert une ligne budgétaire de 100 millions d’euros pour financer les recherches dans le domaine.
La semaine dernière, le pétrolier Total inaugurait sur le site aquitain de Lacq, principal gisement de gaz naturel du pays, la première installation pilote européenne complète – captage de CO2, transport et stockage souterrain. L’objectif est de démontrer la validité du principe : 120 000 tonnes de CO2 seront stockées pendant deux ans, avant trois ans d’observation.

Le gaz extrait de Lacq contient en mélange d’autres gaz, notamment du CO2. C’est au sortir de l’une de ses usines de production que Total a installé son unité pilote de captage. Au lieu d’être évacué dans l’air, comme d’habitude, le gaz carbonique est concentré par un procédé de combustion, puis comprimé pour être transporté par 27 km de canalisations vers le lieu de stockage.
C’est le point le plus critique de l’opération. Une station d’injection va enfouir le CO2 sous pression à 4 500 mètres sous la surface, dans une couche géologique d’où l’on espère qu’il ne s’échappera jamais. Les meilleures candidates sont justement d’anciennes poches de pétrole ou de gaz naturel dont les roches poreuses recélaient de grandes quantités de CO2 lors de leur exploitation. Raisonnement des chercheurs : puisque le gaz carbonique y a résidé pendant des millénaires, on peut supposer qu’il restera piégé de manière durable une fois réinjecté. Dans le cas de Lacq, c’est le champ gazier de Rousse, épuisé, qui a été choisi. Cette couche, vieille de 35 millions d’années, serait fiable au point de n’avoir pas été perturbée par la surrection des Pyrénées, défend Total.

Une pseudo-garantie fumeuse, répliquent des associations écologistes, qui jugent que « glisser le CO2 sous le tapis » comporte des risques bien trop importants. Leurs contestations ont déjà retardé d’un an le lancement de l’expérimentation. Estimant que Total n’a pas apporté depuis de réponses solides à leurs craintes, elles enjoignent aujourd’hui au ministère de l’Écologie, Jean-Louis Borloo, dans une lettre ouverte [^2], de ne pas engager l’État dans la voie du stockage souterrain, «  dangereux, coûteux, inutile, absurde… ».

En effet, l’argumentation des industriels s’apparente fortement au pari de l’industrie nucléaire – qui estime que des déchets dont la ­radio­activité perdurera pendant des millénaires seraient à l’abri dans des couches géologiques très stables. Principal risque avec le CO2 : les fuites. Le projet pilote vise certes à lever les nombreuses incertitudes scientifiques du procédé, afin d’envisager au plus vite une exploitation industrielle. Mais comment démontrer, en quelques années d’expérimentation, que la réinjection du CO2 présentera des garanties similaires au stockage naturel qu’ont assuré jusque-là les gisements d’hydrocarbures avant leur exploitation ? Employée à grande échelle, la technologie préparerait une « bombe CO2 » fatale pour le climat des générations futures si elle ne s’avérait pas fiable.

Par ailleurs, le CO2 est un gaz mortel dès que sa concentration dépasse localement 5 % [^3]. En 1996, des ­milliers de tonnes de CO2 se sont brutalement échappées du fond du lac camerounais de Nyos, tuant près de mille personnes en quelques minutes. Les associations révèlent ainsi que Total n’est jusqu’ici pas parvenue à mettre au point des indicateurs biologiques fiables pour détecter la présence anormale de CO2, et que les sondes sismiques qui doivent surveiller les mouvements du terrain sont actuellement hors service ! Par ailleurs, la couche de Rousse où sera stocké le gaz carbonique se trouve sous le vignoble du Jurançon, dont les exploitants redoutent l’acidification du sol sous l’effet de remontées du CO2 par des microfissures.
Les associations s’interrogent aussi sur la responsabilité de l’État. En effet, c’est à lui que reviendra, dans cinq ans à peine, la responsabilité de la maintenance et de la sécurité du site. En effet, Total se désengagera dès 2013 du bassin de Lacq, en fin d’exploitation. Ce sont alors des fonds publics qui devront assurer, de manière pérenne, les « risques énormes » hérités du pilote installé par le pétrolier…

[^2]: Signée par les Amis de la Terre, Aquitaine alternatives, ASE bassin de Lacq, Cler, Coteaux de Jurançon environnement, FNE, Sepanso, RAC-France. Voir le site

[^3]: La concentration atmosphérique est actuellement cent fois inférieure au niveau létal.

Écologie
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