La philo mène le jeu
À Gennevilliers, Pascal Rambert a élaboré un spectacle insolite sur l’histoire de l’économie avec le philosophe
Éric Méchoulan et une cinquantaine d’acteurs.
dans l’hebdo N° 1086 Acheter ce numéro
Le théâtre de Gennevilliers est l’un des rares centres dramatiques nationaux qui aient pris le parti de changer les règles du jeu. C’est bien de monter des pièces classiques et modernes ; c’est plus inattendu et partageur de créer des représentations où se rejoignent artistes et spectateurs dans la création même du spectacle. Ainsi travaille Pascal Rambert, dont la nouvelle pièce, Une (micro) histoire économique du monde, dansée, est coécrite avec le philosophe Éric Méchoulan. Associées à quatre actrices, une cinquantaine de personnes de la ville et des environs participent à la création, en étant présents et actifs sur le plateau : trente fidèles des ateliers d’écriture que Pascal Rambert anime là depuis deux ans, et seize choristes de l’École nationale de musique de la ville.
Le spectacle est une chose étrange et fascinante. Sur une scène profonde et blanche, les nombreux personnages se déplacent en lignes, en groupes ou en solo. Les quatre comédiennes professionnelles, Clémentine Baert, Kate Moran, Cécile Musitelli et Virginie Vaillant, jouent des saynètes constituant la colonne vertébrale et nerveuse de la soirée. Les amateurs écrivent des textes en direct ; certains d’entre eux viennent les dire dans un micro.
Au cœur de cette agitation maîtrisée, un acteur mène le jeu, mais ce n’est pas un acteur : c’est le philosophe Éric Méchoulan, qui traite du sujet central, l’histoire de l’économie. Il est le maître de son texte, peut le changer tous les jours, mais sans rien toucher au timing, qu’il connaît et que lui rappelle un écran impitoyable (« Éric, plus que trois minutes, plus que dix secondes » , etc.) À chaque représentation, se déroule l’incroyable aventure d’un universitaire venant penser tout haut au milieu de saltimbanques. Il parle de l’Anglais Lloyd qui fit des assurances un commerce triomphant, de Blaise Pascal, de Mallarmé, de Marx et aussi du supermarché Lidl du coin – image d’un groupe riche qui joue au pauvre pour mieux capturer les clients dans ses rayons austères comme la vie des démunis.
Méchoulan, auteur de nombreux essais, est professeur titulaire à l’Université de Montréal et directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris. Comment a-t-il pu repousser l’écriture de son prochain livre, l’Économie inadaptée : travail immatériel et émancipation, pour une prestation théâtralisée sur des planches de banlieue ? C’est la philosophe Marie-José Mondzain qui a donné son nom à Pascal Rambert. Lequel l’a appelé. La rencontre dans un café parisien s’est bien passée. Rambert entendait faire un spectacle qui rende claire cette chose obscure qu’est l’économie. Méchoulan, en acceptant, a cru qu’il s’agissait essentiellement d’interventions à l’avant-scène. Pendant les répétitions, il s’est aperçu qu’il était à la fois le moteur et l’acteur. Le premier soir de représentation, il s’est senti paniqué. Mais son jeu à présent coule de source.
« À l’université, je donne des cours de trois heures, raconte-t-il. Là, il me faut parler dans des interventions de quatre, six ou huit minutes ! Aborder en si peu de temps le théoricien écossais Adam Smith me rend fou ! En outre, je suis quelqu’un qui n’apprend pas par cœur. Je ne dis pas les mêmes mots tous les soirs. Garder une activité de pensée quand il faut respecter des déplacements et des changements de rythme est difficile. Mais j’ai accepté parce qu’il est très agréable de sortir de son lieu ordinaire de parole. J’atteins effectivement d’autres personnes avec les sujets qui me touchent. »
Ses interventions sur des étapes de l’histoire de l’économie, il les a définies avec Pascal Rambert, qui a écrit des scènes inspirées de ces événements : « Je suis parti de Lloyd, du développement des assurances, parce que ce système repose sur la peur, l’une des forces du capitalisme. J’ai aussi voulu répondre à des attentes sur des notions comme la marchandise, les valeurs, le crédit… Pour Marx, je me suis référé à un texte de jeunesse imprévu. »
Notre professeur a changé. Il sent qu’il a acquis, dans l’attitude, le mouvement, la diction, une nouvelle dynamique. Auprès de Rambert, des comédiens et du public, il a éprouvé le sentiment d’un art différent : « L’expérience me conforte dans l’idée que la philosophie doit d’abord permettre de comprendre le monde quotidien. Et cette pièce a permis de créer un théâtre anti-platonicien où le spectateur n’est pas passif mais en travail, dans un rêve qui sollicite son intelligence. »