L’ombre de Bolkestein sur le modèle social

La majorité présidentielle à l’Assemblée nationale se prononcera le 21 janvier sur un texte capital lié à la transposition de la directive européenne de libéralisation des services.

Thierry Brun  • 7 janvier 2010 abonné·es

La concurrence libre et non faussée s’appliquera-t-elle ou non aux services publics sociaux ? Un débat en séance publique à l’Assemblée nationale, prévu le 21 janvier dans le cadre de la transposition de la directive européenne sur la libéralisation des services, clone de la directive Bolkestein, devra ré­pondre à cette question cruciale pour le modèle social français. On saura ce jour-là si une proposition de loi relative à la protection des missions d’intérêt général « imparties aux services sociaux et à la transposition de la directive services » , déposée le 9 décembre 2009, est adoptée ou non en première lecture comme le prévoit le calendrier parlementaire.

Cette proposition met « un terme à la politique de la France consistant à ne pas traiter cette question publiquement » , estime le Collectif SSIG, composé d’une vingtaine d’organisations de services sociaux [[Consulter le site . Une pétition nationale « SOS services sociaux en danger », venant du Mouvement pour une parole politique des professionnels du champ social (MP4), est en ligne sur : [->www.789radiosociale.org/MP4/
spip.php?article12]
Lire aussi mon blog sur ce sujet.]]. Le groupe socialiste, qui a déposé ce texte au motif que « l’ensemble de la représentation nationale n’a pas été associé à ces travaux [sur le processus de transposition de la directive « services »] et n’a pu en débattre publiquement » , compte aussi mettre la pression sur le gouvernement à moins de trois mois des régionales. Avec l’objectif de tirer profit d’un débat qui posera fatalement la question épineuse de ce qui relève ou non du marché en matière de protection sociale et d’intérêt général.

Au-delà de la cuisine électorale, la majorité présidentielle devra se prononcer sur un texte souhaitant supprimer le flou juridique qui menace ce que la Commission européenne nomme les services sociaux d’intérêt général (SSIG). En l’absence d’une loi spécifique, l’ensemble de la protection sociale, du secteur social et médico-social, de la formation professionnelle, du logement social, de l’aide à l’enfance et aux familles, ainsi que l’ensemble des services destinés aux personnes dans une situation de besoin, passerait par morceaux à la moulinette de la libéralisation des services. En effet, les règles communautaires actuelles sont orientées vers le droit à la concurrence (aides de l’État, libre prestation de services, droit d’établissement, marchés publics). Déjà applicable dans les services publics de réseau (énergie, télécommunications, transports), cet arsenal libéral s’appliquera de même aux SSIG, ce qu’avait souhaité la Commission dans une communication de 2007.

Connaissant l’enjeu, le gouvernement a jusqu’à présent refusé de trancher en faveur d’une exclusion des SSIG de l’actuel cadre juridique, comme l’autorise la directive européenne. « Lors de la présidence française [de l’Union européenne], aucune décision n’avait été prise pour conforter » ces services dans le droit européen « alors que la France avait la maîtrise de l’ordre du jour » , souligne la proposition de loi des députés socialistes.
Pire, une note récente du ministère de l’Économie, adressée à l’Association des maires de France, a estimé que les conditions d’exclusion des services sociaux décrits dans la directive sont difficiles à remplir «  dans la plupart des secteurs où interviennent des opérateurs “sociaux”, car ces secteurs sont des secteurs concurrentiels où sont susceptibles d’intervenir des acteurs de types différents (privés, commerciaux, associatifs, publics, etc.) » . Bercy estime ainsi que « le champ de l’exclusion [précisé dans la directive] est limité selon un clivage qui ne correspond pas à la conception française des services sociaux ».

Laurent Wauquiez, secrétaire d’État à l’Emploi, avait confirmé cette position en juillet à l’Assemblée nationale : « Concernant la notion de SSIG, le gouvernement a consulté de nombreux experts pour aboutir à la conclusion que cette notion est totalement vide. » Selon lui, « elle ne reçoit aucune application en droit communautaire permettant de l’utiliser pour se dérober au droit de la concurrence » , et elle « ne permet pas de se soustraire à l’application du droit de la concurrence ».

« Avec un tel discours, la France renonce clairement aux marges de manœuvre que lui offre le droit communautaire applicable aux services d’intérêt économique général » , a protesté le Collectif SSIG. Les socialistes invoquent l’article 14 du traité de Lisbonne, un protocole sur les services d’intérêt général et la Charte des droits fondamentaux pour exclure du marché ces services. Ainsi, en cas de rejet de la proposition de loi, ce que les sénateurs socialistes ont déjà envisagé, le gouvernement et la majorité présidentielle donneront un signal politique fort en faveur de la libéralisation de l’ensemble du secteur des services, alors que le principe d’exclusion des SSIG a été adopté dans certains pays membres, notamment en Belgique et aux Pays-Bas.

Cerise sur le gâteau, le gouvernement, depuis 2008, a pris grand soin d’éviter d’ouvrir un débat public sur les effets de la transposition de cette directive sur les services, qui concerne plus d’un million d’emplois en France. Les travaux ont avancé en catimini, en procédant par étapes au toilettage du droit actuel par le biais de plusieurs textes avant la date butoir du 28 décembre 2009 fixée par la Commission. Mais cette stratégie consistant à avancer masqué a ses inconvénients, car elle a laissé en suspens quelques dossiers chauds, comme celui des services sociaux.

Temps de lecture : 5 minutes