Marche pour la paix : l’impasse égyptienne
Les manifestants internationaux ont été empêchés d’entrer dans Gaza. L’affaire a surtout mis en évidence les contradictions de l’Égypte. Reportage de Clémentine Cirillo-Allahsa.
dans l’hebdo N° 1084 Acheter ce numéro
Marcher dans les rues bondées du Caire, attendre des heures dans des halls d’hôtel, sous une surveillance policière constante : voilà la carte postale égyptienne des participants à la Marche pour la liberté et la paix. À l’occasion de ses vœux pour 2009, Nicolas Sarkozy avait affirmé que « la vocation de la France est de chercher les chemins de la paix » . Action pacifique, la Marche a voulu tracer un de ces chemins à travers Gaza. Mais la voie est restée fermée. Le triple discours de la communauté internationale, de l’Égypte et de la France participant à l’impasse. Au Caire, l’attente sans fin des 1 400 marcheurs est devenue aussi étouffante que l’air pollué. Jeudi 31 décembre, la Marche devait franchir la frontière à Rafah afin de venir au-devant d’une société civile palestinienne qui, du fond de son étroite prison, reste déterminée et active. Les autorités égyptiennes, accusant les militants non-violents de vouloir s’en prendre « aux intérêts nationaux » , les en ont empêchés. Comme d’autres, j’ai donc passé la frontière égyptienne à Taba pour participer à la manifestation qui se tenait simultanément en Israël.
Soleil de plomb, collines dénudées et, au loin, la ville de Tel-Aviv, au bord d’une mer que les Palestiniens ne peuvent qu’imaginer. Après un voyage en bus depuis Eilat, à l’extrême sud d’Israël, jusqu’à Jérusalem, la rumeur des rues du Caire s’est peu à peu estompée. Puis, au dernier jour de l’année et sous le soleil de midi, c’est la structure de verre d’Erez, le terminal passagers et principale porte de Gaza. Un passage qui n’est plus guère utilisé depuis le début du blocus que par les malades, la presse, les diplomates et les organisations humanitaires. Sur de vastes parkings au bout d’une route dont l’unique destination est inaccessible, une dizaine de bus et quelques voitures partagent l’espace avec des véhicules militaires. Environ quatre cents participants se pressent derrière des barrières. La plupart viennent des quartiers de Jérusalem-Est ou de villes israéliennes à majorité arabe. « Non, non, non au siège ! » Leurs slogans se détachent de plus en plus nettement. Affrétés par une coalition israélienne d’organisations luttant pour les droits des Palestiniens, les bus ont eu du mal à se remplir, témoins de la difficulté à mobiliser. Si les préoccupations sont ailleurs, l’absurde de la situation est partout. Sous une tente mobile qui borde le chemin, banderoles et photos appellent à soutenir le soldat Shalit, détenu par le Hamas. À l’arrière-plan, le mur de Gaza se dresse sur une butte, occultant la vue sur 1 million et demi de civils palestiniens prisonniers du blocus. Réalité invisible. Chloé, étudiante, a fait le voyage depuis la France pour participer à la Marche. La fatigue et la lassitude se lisent sur son visage. « Se rapprocher physiquement de Gaza est important après les dix jours passés au Caire. Mais à quel point notre action est-elle efficace ? » , soupire-t-elle. Autour des militants, policiers à cheval et équipes antiémeute surarmés discutent dans une ambiance décontractée. Dans l’ensemble peu nombreux, ils s’inquiètent peu de pacifistes qui n’ont pour arme que leur symbole. Sur une butte boueuse qui borde le vaste parvis, militaires, journalistes et caméras se pressent au-dessus d’une marée immobile de drapeaux palestiniens. Les journalistes étrangers sont rares, surtout des médias arabes. La présence d’activistes internationaux et de juifs israéliens masque difficilement l’indifférence générale au blocus.
« Israël, mets fin à tes persécutions ! Monde, mets fin à ton indifférence ! » ou encore « Gaza t’interpelle, toi qui es libre, pour briser son siège » . Les pancartes parlent hébreu et arabe. Après un moment, les gens se rassemblent pour entendre la voix du chef du gouvernement de Gaza et leader du Hamas, Ismail Haniyeh, qui provient du téléphone plaqué sur un mégaphone. Les hommes commencent une prière sous haute surveillance tandis qu’à l’arrière un groupe de jeunes Arabes israéliens venus d’Oum El Farm entonne « Mawtini », l’hymne national d’une Palestine libre. Une ombrelle fend la foule. On peut y lire en anglais : « Plus jamais de Gaza, plus jamais d’Hiroshima ». Elle appartient à une délégation japonaise d’une quinzaine de personnes parties du Caire quand l’initiative côté égyptien a commencé à s’enliser. H. Yamamoto est un vieillard souriant sorti tout droit d’un jardin japonais. Il explique, appuyé sur sa canne, en quoi la situation de Gaza lui rappelle celle d’Okinawa cerné par les bases militaires américaines, et ajoute : « Les Égyptiens font ce qu’ils peuvent pour apaiser les Américains. S’ils laissent la porte fermée, c’est avant tout à cause de l’ultimatum des Occidentaux. »
Des voix s’élèvent pour condamner l’Égypte et ses alliés. Représentant de la société civile palestinienne, Omar Barghouti participe à la manifestation.
Dans une lettre ouverte adressée aux marcheurs, il dénonce ce qui s’est passé en Égypte comme « mauvais pour nous et […] profondément terrible pour le mouvement de solidarité ». Car la situation au Caire est chaotique. Les derniers jours ont été épuisants psychologiquement pour l’ensemble des marcheurs. Peu de sommeil, des discours contradictoires, des informations incomplètes et des hésitations interminables fondées sur des rumeurs. La colère à l’encontre du gouvernement égyptien augmente. La coordination, sur le terrain depuis de longs mois, a fini par imploser sous la pression latente des autorités et des frustrations quotidiennes imposées aux participants. Des initiatives plus ou moins individuelles se succèdent. Al Arish, station balnéaire à 40 km de Rafah au nord du Sinaï, ne devait être qu’une étape sur la route de Gaza. L’absurdité des événements en fait un objectif pour les groupes qui tentent de s’y rendre par leurs propres moyens. Les quelques dizaines d’internationaux qui ont réussi à passer entre les mailles du filet des services de sécurité et tentent de marcher vers Rafah sont mis en résidence surveillée. Ici, on parle de détention provisoire ; là, d’expulsion vers l’aéroport, ce qui exacerbe les tensions au Caire. Le dimanche 27, un groupe de 300 Français se voit notifier par la compagnie de bus qui doit les conduire vers Al Arish que les autorités interdisent à toutes les compagnies de les prendre. Ils établissent un campement sur les trottoirs de l’ambassade de France. Trois bus d’Indiens, de Belges et de Français tentent une nouvelle percée hors du Caire le lundi avant d’être stoppés à quelques kilomètres. Ce même jour, Hedy Epstein, survivante de l’holocauste de 85 ans, entreprend une grève de la faim pour demander à l’Égypte de laisser passer la Marche.
Des drapeaux sont levés sur les pyramides, et un rassemblement a lieu devant l’ambassade d’Israël. Dès le 29, des mobilisations nombreuses ont lieu à l’appel de l’opposition égyptienne contre le blocus israélien et la complicité du gouvernement, et en soutien à la Marche. Benyamin Netanyahou est alors en visite au Caire, où il rencontre Hosni Moubarak.
Dans le salon d’un hôtel de la capitale égyptienne, transformé en quartier général militant, Rachel Towers, arrivée depuis plusieurs jours, s’impatiente devant son énième verre de thé. Cette travailleuse sociale californienne est impliquée dans les organisations pro-palestiniennes depuis un voyage dans les territoires occupés où elle a découvert la réalité de l’occupation. « Les Occidentaux ont créé l’État d’Israël l’année où je suis née. Ils y ont importé leur idéologie coloniale et raciste, insiste-t-elle. En tant que juive américaine, je considère qu’Israël, pour être un véritable État, doit assumer ses responsabilités, ce que le soutien inconditionnel des États-Unis lui évite. » Tout juste débarqués au Caire, les organisateurs se sont vu interdire toute action collective. Dans l’impossibilité de quitter la capitale, ils ont alors initié, le 27 décembre, des hommages aux victimes de l’attaque israélienne de l’hiver 2008 – lancer de fleurs dans le Nil et veillées à la bougie –, qui ont été solidement cernés par la police, voire interdits. « Je suis venue pacifiquement et je me demande ce que je fais de si dangereux pour mériter une telle réponse », reprend Rachel Towers. Une réponse claire : personne n’entrera à Gaza.
Dans la ville jordanienne d’Aqaba, sur la mer rouge, le convoi humanitaire de Viva Palestina, mené par le député britannique George Galloway, est bloqué. L’Égypte soumet son passage à des conditions fantaisistes : ses 210 camions et 420 volontaires doivent arriver sur le territoire par bateaux à Al Arish. Soit un détour de plusieurs centaines de kilomètres, qui nécessite trois ferries et un avion.
Fatigués et irrités, Agnès et Pierre ont quitté le plateau du Larzac pour se joindre à la Marche. À 75 ans, Pierre est venu « pour dénoncer l’emprisonnement des Gazaouis par Israël ». « Notre frustration est immense, dit-il, mais elle est bien peu de chose par rapport à celle des Palestiniens. » Pierre est coincé au Caire depuis dix jours. Syndicalistes et militants au long cours, tous deux se déclarent gênés par les interdictions égyptiennes, mais regrettent surtout que « les événements détournent les caméras des véritables responsables ». Au Caire, le piège s’est refermé sur la Marche dès le lendemain de la visite du chef d’État israélien.
Soumis à la pression des opinions publiques arabes, le gouvernement égyptien a détourné l’attention en affrétant deux bus pour Rafah, réfutant ainsi les motifs sécuritaires invoqués pour justifier l’interdiction d’accès. Malgré le refus opposé aux délégations, 86 « internationaux » sont entrés ainsi dans Gaza, tandis que plus de 1 300 manifestants étaient bloqués. Alhamy Aref, secrétaire général de la préfecture égyptienne du Nord-Sinaï, a déclaré à l’agence Reuters que « les autorités égyptiennes ont fait une exception et ouvert mercredi le point de passage de Rafah afin de permettre le passage de militants de la Marche pour la liberté de Gaza ».
Les militants ont ainsi assisté impuissants à la récupération politique surmédiatisée de leur action, les journaux cairotes titrant : « Moubarak condamne le blocus de Gaza. » Pas un mot sur la construction d’un mur d’acier qui isolera Gaza davantage encore !
Alors que la Marche pour Gaza est engloutie par les sables de la diplomatie égyptienne, ce 31 décembre, les Israéliens contre le blocus manifestent à Erez, et les Comités populaires palestiniens ont appelé à manifester en Cisjordanie, à Jenine, à Tulkarem, à Ramallah et à Bethléem. Ces manifestations pacifiques et populaires ont distillé partout un même message de solidarité et de détermination : un appel au dialogue et à l’unité du peuple face à l’occupation. À Gaza, une nouvelle année sous blocus commence.