Technique de l’aliénation

« La Centrale », premier roman d’Élisabeth Filhol, raconte la condition
des ouvriers intérimaires exposés aux radiations nucléaires.

Christophe Kantcheff  • 14 janvier 2010
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Une centrale nucléaire, trois salariés suicidés, des syndicats qui réagissent solidairement. L’entame du premier roman d’Élisabeth Filhol résonne avec l’actualité de ces dernières semaines. Plus encore, et de façon moins circonstancielle : la Centrale s’inscrit dans la lignée de ces romans qui sont de plain-pied dans le réel. Au centre du livre : les conditions de travail imposées par ces cathédrales modernes de l’énergie nucléaire, qui apparaissent comme des mangeuses d’hommes.

Le narrateur de la Centrale est un ouvrier intérimaire, qui travaille çà et là au gré de ses missions, en particulier lors des arrêts de tranche, quand il faut aller au cœur de l’édifice pour y effectuer des tâches d’entretien. Ouvrier désigné par ces lettres : DTAR, « directement affecté aux travaux sous rayonnements » . Au-delà d’une certaine dose de radiation, son contrat n’est plus valable. C’est ce qui survient. Centrale de Chinon, opération de nettoyage du générateur, le tout en 6 minutes, un objet métallique traîne, incongru, le narrateur s’en saisit, et malgré sa combinaison et sa double paire de gants, il subit une forte radiation. Il est prié d’attendre l’année prochaine pour revenir s’exposer. Il dit avoir pris « douze mois ferme sur un geste idiot ».

Tout en étant très documenté sur le fonctionnement des centrales et le quotidien de ces travailleurs les plus à risque, le roman dépasse la simple dimension de dénonciation. C’est une des réussites littéraires d’Élisabeth Filhol, qui n’a pas choisi le ton de la fiction militante, mais une écriture détachée, posée, qui permet aussi bien la précision technique que le travail sur les résonances et les métaphores.

Ainsi de l’usage récurrent d’un lexique qui renvoie les centrales nucléaires à l’univers de la guerre, ou, de façon plus évidente, à celui de la prison – le mot « centrale », à lui seul, est éloquent… Élisabeth Filhol montre aussi, sans tomber dans le naturalisme, l’ordinaire de ces intérimaires aux statuts précaires, qui vivent pour la plupart dans des caravanes, et dont l’activité professionnelle – « vendre son corps au prix du kilo de viande » – ­pénètre les modes de vie et l’intimité. Plus largement, c’est l’effroi de la condition ouvrière en ce XXIe siècle naissant que met en scène la Centrale . Un travail facile à trouver pour la seule raison qu’il est périlleux. Une aliénation parfaite, puisque le danger, pour un certain nombre, n’est pas un repoussoir, mais au contraire une forme absurde de défi. Un nomadisme (mêlé à des « règles strictes d’organisation et de rentabilité » ) qui ressemble moins au compagnonnage ancien qu’à un circuit en boucle sans origine ni destination. Une activité qui ne produit rien, une existence où rien ne se construit, sinon du vide et une immense solitude. Élisabeth Filhol a aussi le sens du ­paysage. Ses descriptions de centrale presque silencieuse, au cœur d’une campagne paisible, près d’un fleuve ou en bord de mer, finissent par devenir en soi inquiétantes. D’autant qu’elle y superpose la quiétude des plages de la Baltique sous les vents soufflant du nord-est, c’est-à-dire d’Ukraine, et plus particulièrement de Tchernobyl, dont rien ne montrait, ce 27 avril 1986, que quelque chose d’anormal s’y était produit…

Culture
Temps de lecture : 3 minutes
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