Un amour dévorant

Hanoch Levin met en scène deux hommes réduits en miettes par une femme dominatrice.
Cruel et irrésistible.

Gilles Costaz  • 28 janvier 2010 abonné·es

Bon début d’année au théâtre du Rond-Point avec un Pippo Delbono un peu confus mais courageusement impudique, l a Menzogna , et un spectacle inattendu d’Eva Vallejo et Bruno Soulier sur le surendettement, Dehors peste le chiffre noir, de Kathrin Röggla. Mais notre préférence va à Yaacobi et Leidental, énorme farce de Hanoch Levin à laquelle Frédéric Bélier-Garcia et ses interprètes donnent une dimension tout à fait explosive. Mort en 1999, Hanoch Levin a secoué son pays, Israël, à chacune de ses pièces, coups de boutoir contre le système politique et le fonctionnement de la société. Ici, c’est au couple, au mariage, au pouvoir féminin, à l’image masculine, à la cellule conjugale vue comme un lieu d’écrasement de ­l’autre qu’il s’en prend, tirant à bout portant et à boulets rouges.

Soient en scène deux amis, dont l’un va séduire avant l’autre la pulpeuse Ruth. Et c’est parti pour l’amour, ou plutôt pour l’enfer du sexe et de la domination du mâle par la mante religieuse. Le premier se convainc que, désormais uni à cette femme, il connaît le bonheur absolu, alors qu’il est humilié du soir au matin. Le second partage la vie du couple avec l’espoir de ramasser les miettes, et ne profite d’abord que d’un mépris enjoué. La femme, elle, est aux anges ; elle fait régner sa loi en prenant sans gêne ses plaisirs physique et dictatorial.

Bien sûr, cette image de la femme castratrice peut susciter un désaccord de fond. Ce Levin est un Aristophane juif pour qui l’amour est un art carnivore. Mais c’est un beau jeu de massacre. Ils sont odieux ou misérables, ces deux hommes, tout autant que la femme, qui, par-dessus le marché, est une artiste, une pianiste peu touchée par la délicatesse de ce qu’elle joue !
On a déjà vu cette pièce en France, notamment dans une mise en scène percutante de Michel Didym articulée autour de Christine Murillo. La vision qu’en donne Bélier-Garcia s’éloigne du style cabaret et, comme il y a des chansons mises en musique par Reinhardt Wagner, c’est plutôt vers une soirée sans rupture entre le texte et le chant que s’oriente le spectacle, comme si tout naissait d’une même impulsion – impulsion de vie et de mort, si extrême qu’elle provoque un rire constant.

Cette irrésistible tragédie se déroule dans un salon bourgeois ridiculement clinquant et encombré d’objets asiatiques (décor de Sophie Pérez). Il n’y a rien, dans cette mise en scène, qui cherche à être à la mode : on entend même Gilbert Bécaud et Adriano Celentano. Tout est subtil dans l’énormité dans cette production du Nouveau Théâtre d’Angers. Agnès Pontier est un vampire charnel qui donne à la fois le spectacle de la férocité et celui de la volupté de la cruauté. Manuel Le Lièvre compose un amant qui perd la face aux yeux des autres mais pas vis-à-vis de lui-même. David Migeot incarne aussi une victime qui ne veut pas avouer son infortune, comme en déséquilibre, en contraste avec la vitesse fougueuse de son partenaire. Trois athlètes boxant furieusement avec nos maladies.

Culture
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