Un débat invisible à l’œil nu
Les nanotechnologies se développent rapidement malgré des inquiétudes sanitaires, écologiques et éthiques. Pour rassurer, le gouvernement a lancé fin 2009 un débat public en France : une parodie. Reportage.
dans l’hebdo N° 1085 Acheter ce numéro
Avant de lancer les joutes verbales, une vidéo. La voix féminine enjouée, sur fond d’images dynamiques, vante les bienfaits du progrès : « Les nanotechnologies se sont imposées depuis quelques années… Elles sont passées très rapidement des laboratoires à l’industrie, à la vie quotidienne… Près d’un millier de produits intégrant des nanoparticules sont d’ores et déjà commercialisés dans le monde. » Climatiseurs, pansements, peinture « inrayable », revêtement « antisalissure », chaussettes-qui-ne-sentent-pas-les-pieds, emballages, raquettes de tennis, automobile… « Tous les secteurs semblent être concernés, de la santé jusqu’à la défense. » Bienvenue au « débat public sur les nanotechnologies » ! C’était à Orléans, fin octobre.
La manipulation de la matière à l’échelle du nanomètre [[Le milliardième de mètre, 100 000 fois plus fin que l’épaisseur d’un cheveu.
À lire : le Meilleur des nanomondes , Dorothée Benoît Browaeys, Buchet Chastel, 263 p., 20 euros.
Site : <www.debatpublic-nano.org/debat/debat_public.html>]] offre de multiples débouchés : agroalimentaire, électronique, textile, cosmétique, médecine, énergie, bâtiment, armement, surveillance ; le marché se chiffre en centaines de milliards de dollars. On comprend que le débat commence par une séquence promotion… Puis la petite voix admet que ces nouvelles technologies posent des questions : *« Les nanoparticules se diffusent-elles dans l’environnement ? Comment s’y dégraderont-elles ? Que deviennent-elles dans le corps, où leurs dimensions leur permettent de pénétrer ? Des études ont été lancées, les premiers résultats commencent à sortir. »* Puis la vidéo nous balade, pour recueillir l’avis de n’importe quel quidam dans la rue. Les réponses sont à la hauteur du procédé : *« Ça me dépasse », « À la base, c’est positif, ensuite faut faire attention », « Y a sûrement des études à faire. »*
Heureusement, « l’État a souhaité ouvrir un débat large et transparent sur le développement et la régulation des nanotechnologies » . Interview de Jean-Louis Borloo, ministre de l’Écologie : « Vous avez la parole. […] La question n’est pas d’être pour ou contre, mais bien d’isoler là où il faut en faire plus, ainsi que les points de précaution. » Le discours, grossièrement monté – extraits coupés, phrases sens dessus dessous –, se conclut laborieusement : « On est tous concernés parce que c’est notre façon de vivre pour les décennies qui viennent. On va vraiment respecter ce débat. »
Fin du clip publicitaire. Une voix s’élève dans la salle : « Si on n’est pas là pour se prononcer ni pour ni contre, on va débattre de quoi ? De l’application. C’est-à-dire des usages déjà enclenchés depuis pas mal de temps, et dont on nous dit maintenant : “Ben tiens, peut-être que ça va être nocif. Mais on ne sait pas trop, les résultats arrivent. ” Curieuse manière de débattre ! On est là pour jouer les faire-valoir ! » Jean-Pierre Chaussade, l’animateur de la soirée, reprend la parole : « À l’issue du débat, lorsque le gouvernement livrera ses décisions, vous pourrez vérifier si cet exercice a été purement inutile ou s’il a permis d’avancer. Voilà, on va peut-être passer à autre chose. »
Place aux experts, donc. Et il n’en manque pas : tout un régiment de scientifiques et d’industriels a été déployé pour s’autocélébrer. La directrice du Centre de recherche sur la matière divisée d’Orléans présente les travaux menés dans son laboratoire, financés par l’État et… LVMH, le géant du luxe. Un chercheur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) enchaîne : « Le nano est un réel enjeu pour la société, notamment dans le domaine de l’énergie. » Les nanoparticules magnétiques pourraient aussi soigner les cancers, espère le directeur du Centre de biophysique moléculaire. Le président de la Société française de cosmétologie montre une photo d’un Pierrot au visage mi-blanc mi-bronzé. C’est parce qu’à gauche, il a utilisé une crème solaire qui contient des nanoparticules d’oxyde de titane. « N’ayez pas peur, j’en ai ici ! » Formidable.
Des dizaines de participants ont déjà quitté la salle, lassés. Quand ils arrivent à arracher la parole (pas plus de trois minutes par personne, le compte à rebours est affiché sur grand écran), les derniers spectateurs du débat conservent leurs doutes. « Les nanotechnologies pourraient aussi servir à la surveillance du territoire, des individus et à la Défense : j’aimerais que vous évoquiez ces questions », demande l’un. Aucune réponse. « Est-ce que vous avez bonne conscience en jouant à l’apprenti chimiste ? », interpelle un autre. « On met des produits à une vitesse supersonique sur le marché. On n’a même pas le temps d’évaluer les risques. C’est hallucinant ! » , s’insurge un troisième. Le porte-parole de la confédération Consommation logement et cadre de vie (CLCV) étaye : « Toutes les agences scientifiques chargées d’évaluer les risques pour la santé et l’environnement ont émis des avis très réservés sur les données relatives à l’innocuité des nanoparticules. Elles montrent qu’on ne dispose pas de méthodes et d’outils suffisamment fiables pour quantifier ces risques… »
En réponse, les promoteurs bredouillent. « Tous les champignons sont comestibles, sauf qu’il y en a qu’on ne mange qu’une fois », plaisante un VRP de la cosméto. « J’appartiens à une société qui fait de la pharmacie et de la chimie, expose un industriel. On ne s’amuse pas, sauf nécessité, à sortir des produits toxiques. Le seul problème, aujourd’hui, c’est qu’il est difficile d’évaluer les effets à long terme. On ne peut pas tout prévoir. »
La représentante de l’Union des industries chimiques de la région Centre tente de rassurer à son tour : « Les nanos sont très importantes pour les industriels. Oui, il y a des incertitudes, nous avons raison de nous poser des questions. Mais nous n’avons pas attendu pour nous les poser. » Un salarié de LVMH et un dirigeant de l’Oréal certifient que leurs produits sont sûrs, un directeur de recherche de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) garantit que le contrôle est sans faille. La palme de la déclaration la plus ahurissante revient à Arila Pochet, du ministère de la Santé : « On est dans la gestion des incertitudes, et non pas des risques. » En gros, il n’y a aucun risque, mais on n’en est pas sûr.
De toute façon, peu importe. « Nous savons que les développements vont prendre de l’ampleur dans l’avenir, c’est incontournable vu les bénéfices attendus » , prédit Arila Pochet. Bref, tout est déjà planifié. Il y a huit mois, Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a annoncé la mise en place du plan de développement massif « Nano innov ». La recherche en nanotechnologies bénéficiera aussi du grand emprunt de 2010. Le bla-bla public se bornera à « favoriser une recherche-développement compétitive, pour assurer un développement maîtrisé de ces technologies » , comme le claironne la lettre de saisine envoyée par l’État à la Commission nationale du débat public. Qui stipule : « Les nanotechnologies sont un domaine en très rapide développement, et le gouvernement se doit d’agir au plus vite. Nous souhaiterions donc que ce débat public soit terminé au plus tard en décembre 2009. »
Les réunions s’étendront finalement jusqu’au 23 février. Elles voulaient donner l’illusion « d’associer les citoyens aux orientations fondamentales de la société ». Raté.