Une population digne mais en colère

Deux semaines après le séisme, Françoise Escarpit a arpenté les rues de Port-au-Prince, de Petit-Goâve et de Léogâne. Reportage.

Françoise Escarpit  • 28 janvier 2010 abonné·es

Ce qui saisit le voyageur qui arrive à Port-au-Prince, une semaine après le séisme, c’est l’absolue impuissance devant les immenses campements qui poussent comme des champignons dans le moindre espace libre de décombres.
Du côté de l’aéroport, il y a, comme toujours, beaucoup de circulation, de monde et des militaires de la Mission de l’ONU pour Haïti (Minustah), mais rien de spectaculaire qui laisse deviner ce qui se joue sur les pistes endommagées, et désormais gérées par les États-Unis, de l’aéroport international. Rien qui signale vraiment la catastrophe. Et d’un coup, une, deux, trois maisons effondrées, tombées d’un bloc, les étages supérieurs ayant écrasé le rez-de-chaussée. Sur une pente, des milliers de toiles plastiques, plantées sur des bâtons, tenues parfois par une tôle, et, dessous, dans la chaleur de la saison sèche, les sinistrés du 12 janvier qui ont tout perdu : des parents, des enfants, une maison, souvent même toute une vie de travail…

Au bout d’une rue, la cathédrale de Port-au-Prince n’a pas résisté, et son archevêque, Joseph Serge Miot, est mort enseveli dans les ruines de l’archevêché. Plus on avance dans le centre, plus le spectacle est terrible. Qu’elles soient en dur ou en bois, pauvres ou prétentieuses, la plupart des bâtisses sont par terre. Le palais national s’est effondré au milieu de son parc, et seul le laid monument construit par l’ex-président Aristide pour la commémoration du bicentenaire de l’Indépendance a tenu le coup.
La place du champ de Mars s’est aussi couverte de tentes de fortune, formant, devant et derrière le palais, un immense camp où les familles tentent de survivre. Que l’on aille vers le centre et le port, où l’odeur de ­cadavres reste forte, ou vers les brèches de Canapé-Vert ou Bourdon, le spectacle de désolation est le même, et les maisons qui ne se sont pas effondrées n’attendent que la pluie ou une réplique du séisme pour le faire. Partout, des cartons qui crient « We want food and water » (« Nous voulons de la nourriture et de l’eau »).

Si l’on sort de la capitale pour rejoindre Léogâne et Petit-Goâve, la vision devient insoutenable. L’épicentre du séisme a été situé dans cette zone du sud-ouest du pays. L’immense cathédrale de Léogâne n’est plus qu’un énorme tas de pierres du haut duquel des soldats canadiens veillent à une distribution de rations apportées par l’ambassade d’Allemagne. « J’ai honte de voir ces armes pointées sur la population qui attend de l’eau et de l’aide depuis des jours » , dit un jeune Allemand, membre d’une ONG. Seules quelques grandes maisons de bois sur pilotis de la ville se sont contentées de prendre un air penché. Mais, à une quarantaine de kilomètres de là, à Petit-Goâve, ville natale de l’écrivain Dany Laferrière, il n’est pas une maison, petite ou grande, de bois, de pierre ou de béton, qui soit restée entière. L’historique Relais de l’Empereur a laissé la place à un espace béant et à une montagne de gravats et, le long de la mer, on ne voit plus que des ruines dans l’eau.

Deux semaines après le tremblement de terre, le chiffre officiel des victimes est de 150 000 morts. Les recherches pour trouver des survivants ont été arrêtées. Dans ce qu’il reste d’utilisable de l’hôpital général, dans la précarité et la pénurie, mais dans l’ordre et l’organisation, on a, pendant dix jours, amputé à la chaîne des jambes et des bras. « Du jamais vu dans ma vie » , dit un médecin de l’équipe de Médecins de monde. Les gens sont arrivés blessés, amputés parfois par la chute de blocs de béton ou de tôles. D’autres ont attendu plusieurs heures, pensant que l’hôpital était payant, et sont arrivés avec des blessures infectées pleines d’asticots. Dans la clinique ophtalmologique tenue par des médecins cubains – ils sont 400 personnels de santé en permanence à Haïti – on a fait un millier d’amputations.

Et, en même temps, la vie a repris, précaire, comme toujours. «  Les morts de ce côté-là, disait, la semaine dernière devant des dizaines de corps alignés, un habitant de Carrefour, et la vie, de ce côté-ci. » Les marchands de fruits, de légumes, de poulets ou de bananes grillés ont repris possession des trottoirs, comme les vendeurs d’appels téléphoniques. Ils sont les mêmes qu’avant le séisme, mais ils ne vivent plus dans leur maison, détruite ou devenue dangereuse. Ils campent devant ou ont, comme beaucoup, rejoint le camp du quartier. « Les pauvres qui vivent au jour le jour doivent travailler pour survivre, affirme Charles, chauffeur de taxi. Ce sont eux qui relancent l’économie pour les riches. Les marchés sont ouverts. »
*
La catastrophe a touché tout le monde, sans distinction de classe, d’âge, de nationalité, de profession. Derrière les murs des ambassades, il y a aussi des murs fendus, des maisons écrasées, des morts, des blessés. À la résidence de France, qui ne se relèvera pas, on a transformé le jardin en immense camp où dorment, sous tente ou dans l’herbe, pompiers, journalistes, gendarmes, architectes, binationaux en instance de départ. Les Muz, puissante famille d’industriels haïtiens, ont ouvert la porte de leur jardin aux voisins qui n’ont plus rien. Une compagnie de téléphonie mobile a, elle aussi, cédé un espace aux sinistrés, qui sont assis sur ce qu’ils ont pu sauver. Les jeunes garçons ne rêvent que de partir en France ou aux États-Unis. Certains ont compris la phrase de Barack Obama –  *« Tous les Haïtiens sont des Américains » 
– comme une promesse de passeport. À la périphérie des villes, des milliers de personnes, chargées de sacs et de valises, quittent la ville pour la campagne dans des autobus mis à leur disposition par le gouvernement.

L’État haïtien a été décapité. Des ministres sont morts. D’autres, comme l’a dit le Président, René Préval, ont aussi perdu leur maison et des proches. Le tribunal, le Parlement, le central téléphonique, le ministère des Impôts et des Finances, les Archives, le bâtiment de l’ONU, l’université nationale, entre autres, ont été rayés de la carte de Port-au-Prince. De même que des centaines d’écoles publiques ou privées, d’hôpitaux, de cliniques, de centres de santé. Une partie de la Banque centrale n’existe plus, et sa direction est restée prise sous le bâtiment. Il n’y a plus de réseau de téléphonie fixe. L’électricité, déjà rationnée, est assurée parcimonieusement par des groupes électrogènes à essence. Quelques feux de signalisation continuent de fonctionner grâce à leur panneau solaire. Les banques viennent à peine de rouvrir et, devant les officines de transfert de fonds, les files sont immenses pour recevoir l’aide envoyée par la famille de l’étranger. Outre les ONG urgentistes, sur place dès le premier jour et qui commencent à partir, de nombreuses associations tentent d’évaluer les court et moyen termes. La mission du Secours populaire français s’est vu partout réclamer des tentes et des latrines car la saison des pluies approche. De l’eau et de la nourriture aussi, car la distribution a commencé difficilement, mais s’organise progressivement.

Personne, en revanche, ne se risque à évoquer ce qui va se passer dans une semaine, dans un mois, dans un an, tant le travail à faire est impossible à mesurer. Les architectes de l’urgence évaluent les bâtiments publics à démolir, à réparer, et ceux qui ont résisté. Puis ce sera le tour des immeubles et des maisons mais, déjà, au risque de leur vie, des sinistrés récupèrent du bois, du métal, des effets personnels dans les ruines, pour reconstruire quelque chose à côté ou renforcer l’abri précaire de draps et de plastique.

Des élections devaient avoir lieu dans les prochains mois, la présidentielle en ­no­vembre et les législatives en février 2011. C’est la Minustah qui avait en charge de les préparer. Nul ne pense sérieusement qu’elles puissent se tenir. La présence de la Minustah, avec ses plus de 12 000 Casques bleus (vécue par les Haïtiens comme une véritable force d’occupation qui a davantage eu un rôle de répression que de stabilisation), va sans aucun doute être maintenue et renforcée, et la tutelle du pays prorogée. La présence de plus de 16 000 soldats états-uniens provoque la grande crainte d’une annexion de fait. Face aux critiques et aux inquiétudes formulées par de nombreux pays (Cuba, France, Venezuela, Bolivie et d’autres), Edmond Mulet, l’actuel responsable de la mission, a affirmé qu’un accord avait été conclu entre l’ONU et Washington pour délimiter précisément les fonctions de chacun. Les États-Unis s’occuperont exclusivement de l’aide humanitaire, et la Minustah, qui ne recevra pas de renforts ni de matériel nouveau avant un mois, sera chargée d’assurer la stabilité du pays.

Diverses initiatives internationales sont actuellement prises pour « aider » Haïti à affronter son avenir : conférence des pays donateurs en mars, réunion des pays de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (Alba) dimanche dernier. Les grandes puissances semblent avoir vite oublié qu’elles n’ont jamais tenu leurs engagements envers Haïti et que l’aide promise en 2006 n’a pas été débloquée au-delà de 10 %.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, malgré une catastrophe apocalyptique, le pays n’est pas dans le chaos, pas plus qu’en temps ordinaire en tout cas. Les camps de fortune se sont organisés seuls, sans aucune aide, et se sont donné des responsables qui tentent de gérer la crise. Il y a certes des voleurs, des gens qui récupèrent du matériel dans les ruines, mais il n’y a pas de pillage. Pas de tension forte non plus, même si la démission du Président Préval a été demandée par des manifestants à la fin des obsèques de Mgr Miot, mais un désespoir absolu. Enfants sans école, parents sans travail, tout le monde dans la rue. Une population digne mais en colère. Si l’aide internationale ne trouve pas de vraies solutions d’urgence en y associant le gouvernement haïtien et les sinistrés, la situation pourrait rapidement basculer, et Port-au-Prince deviendrait alors un énorme et violent bidonville à ciel ouvert.

Publié dans le dossier
Haïti : effacer la dette
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