Ed pratique le hard discount salarial
L’enseigne Ed vend ses magasins et installe un système de franchise qui brade les droits sociaux des salariés. En réaction, ces derniers sont engagés dans une grève illimitée depuis un mois.
dans l’hebdo N° 1090 Acheter ce numéro
Cours Blaise-Pascal, à proximité de la gare d’Évry-Courcouronnes (Essonne), le piquet de grève n’a pas résisté à la neige et s’est réfugié à la Taverne, à deux pas du Ed. « Tous les jours, on est là entre 9 heures et 10 heures, à l’entrée du magasin » , souffle Aline, une des grévistes, qui, après huit ans de maison, craint pour son emploi. Cette adjointe au chef de magasin fait partie des cinq salariés, sur les six de la boutique, en grève « illimitée » depuis un mois, soutenus par SUD, leur syndicat. Le Ed d’Évry est le premier magasin à avoir protesté contre sa vente par la direction régionale.
Les grévistes ont appris avec leurs syndicats, au lendemain d’un comité d’entreprise, que certaines supérettes de l’enseigne hard discount du groupe Carrefour, dont la leur, étaient franchisées. « Le personnel est vendu avec le magasin, et on apprend ça au lendemain du CE, sans discussion, une fois que le contrat est signé » , grogne Laurent Di Pasquale, délégué syndical CGT et salarié du magasin de Colombes (Hauts-de-Seine), qui connaît le même sort.
Le tour de passe-passe se fait avec pertes et fracas pour des salariés qui ont, pour la plupart, moins de 25 ans, dont les salaires oscillent entre 1 100 et 1 400 euros avec les primes, et qui bénéficient de droits sociaux liés à la convention collective du groupe Carrefour. « Perdre la participation et l’intéressement, c’est déjà énorme ! » , s’exclame Laurent, qui rappelle qu’Ed « a dégagé 34 millions d’euros de bénéfices en 2008 ».
Trois salariés (sur cinq) du Ed de Colombes, place du Général-Leclerc, ont rejoint le mouvement de grève. Fin décembre, le hard discounter leur a annoncé la vente en « location-gérance » de la supérette. Ils sont depuis sans nouvelles de leur direction, laquelle mise sur le pourrissement du conflit.
« Je n’ai pas envie de me faire balayer comme ça ! Pas question de laisser faire ! » , se révolte Sébastien, du Ed d’Évry. « Il faut tenir. On a enduré beaucoup de choses dans ce magasin », soupire Denise, la doyenne, caissière usée par des problèmes de santé dus au transport de palettes. Aïcha acquiesce : « Ils n’arrivent pas à nous licencier et ne peuvent pas nous manipuler. Moi, si je fais des heures sup, je vais les réclamer ! »
Soutenus par trois syndicats (CGT, SUD et CFDT), les grévistes des deux magasins espèrent élargir la mobilisation contre leur direction à coup de tracts et de rassemblements, dont un le 20 février devant le Ed d’Évry, pour sensibiliser la population. Les syndicats parlent de « plan social déguisé » , car, sans bruit, l’enseigne étend ses franchises en location-gérance et se débarrasse à moindres frais de centaines de salariés. Ces dernières années, Ed a accéléré le mouvement. Pour appâter le futur gérant, qui peut être un salarié du groupe, Ed propose d’accéder « à la franchise avec 10 000 euros » . Et fait miroiter monts et merveilles en promettant un « marché porteur » avec « 14,1 % de parts de marché » et « 70 % de Français [qui] fréquentent le hard discount ». En contrepartie du droit d’entrée et de royalties, le franchiseur met à la disposition du gérant l’enseigne, des produits, un savoir-faire et une assistance technique. Mais la réalité est plus complexe et souvent douloureuse, car les gérants sont sous pression.
Les syndicats dénoncent une mise en coupe réglée des droits sociaux avec ces franchises : « Ne faisant plus partie du groupe Carrefour, nous perdons la participation, l’intéressement, les chèques cadeaux ainsi que les œuvres sociales du CE d’Ed, comme le logement. Le gérant a obligation de conserver la prime de fin d’année pendant… douze mois seulement. Après, il fait ce qu’il veut. » « On est vendus comme des boîtes de conserve !, embraye Aline. Ils veulent se débarrasser des anciens salariés, alors qu’ils ont les moyens de nous garder ! » Samir, jeune salarié récemment monté en grade au poste d’adjoint dans le magasin de Colombes, se considère comme « un manutentionnaire de luxe, comme les chefs de magasin » , et sait qu’il perdra gros avec la vente de l’établissement : l’équivalent de deux mois de salaires alors qu’il ne gagne que 1 650 euros brut. « L’objectif principal du gérant sera de faire du chiffre avec des coûts réduits au maximum. On perdra ainsi nos primes. »
Pour faire passer sa politique sans trop de remous, la direction régionale s’est employée à rassurer les salariés en leur adressant une « notice d’information des modalités de transfert en location-gérance » qui promet le maintien des primes, des congés payés et de la couverture sociale, sans préciser que c’est au bon vouloir du nouveau patron. Les salariés qui ont signé ce document sont toutefois assurés de perdre, on l’a vu, « l’intéressement collectif au titre de Ed » et la « participation du groupe Carrefour » . Samir sourit : « Selon les chefs de secteur et le chef de vente, on ne perd rien. Le représentant de la direction m’a déclaré que j’y gagnerai quand le magasin sera franchisé, que les avantages seront intégrés dans le salaire. C’est l’équivalent d’un treizième et d’un quatorzième mois, mais tout cela est au gré du gérant ! »
« Certains nous ont même dit que, s’il y a un problème de paie, on pourra toujours s’arranger avec le patron et se servir dans la DLV [date limite de vente]. La DLV, c’est ce qu’on jette ! Alors, on va manger de la bouffe périmée si on a un problème de paie ? » , s’énerve Sébastien, qui, à peine embauché à Évry, en 2007, a traîné sa direction devant les prud’hommes et a gagné son procès pour… licenciement abusif.
En CDI depuis le mois de juillet au Ed de Colombes, Linda est abasourdie par les conditions de travail. C’est son premier boulot de caissière et elle se retrouve déjà en grève, depuis le 30 janvier : « Je ne compte pas rester toute ma vie chez Ed. C’est un boulot difficile, physique, avec le déplacement des palettes, la mise en rayon des produits, les horaires et les jours de repos non fixes, et le dimanche… L’amplitude horaire va de 6 heures à 21 heures. »
Samir se rend compte qu’il « est complètement décalé. Le boulot nous coupe de toute vie sociale. Le passage en gérance va accentuer cela ». Comme les autres grévistes, il veut être réintégré au sein de Carrefour : « On a donné pour ce magasin ! Nous sommes les premiers concernés par la vente et les derniers informés. C’est injuste. » « Les salariés du Ed d’Évry ont informé la société qu’ils souhaitaient rester salariés du groupe Carrefour, mais jusqu’à présent Ed ne leur a pas répondu ! » , souligne Zohir Riah, délégué syndical central de SUD Ed. « La CGT a demandé la mise en place d’une convention de transfert qui permette de préserver les acquis. La réponse a été niet ! », se désole Laurent Di Pasquale. De son côté, l’enseigne a prévu l’ouverture de 90 magasins et recrute de nouveaux salariés.