Entretien avec Dominique Marchais : le Temps des grâces
Dominique Marchais pose un regard personnel et documentaire sur le monde agricole français et ses bouleversements.
dans l’hebdo N° 1089 Acheter ce numéro
Politis :« Le Temps des grâces » est votre premier documentaire et votre premier long-métrage. Pourquoi avoir choisi la campagne et l’agriculture pour sujets ?
Dominique Marchais : J’ai grandi dans un département céréalier, l’Eure-et-Loir. Mes grands-parents maternels étaient agriculteurs, mais faisaient de la polyculture et de l’élevage, ce qui, dans cette région, a disparu. Du côté de mes grands-parents paternels, on faisait du négoce en grains. Ce fut mon expérience directe : céréalière, commerçante. J’ai un frère aîné qui a choisi la voie agricole. Faire ce film, c’était renouer avec une part de ma culture familiale, même si ce n’était pas l’intention première.
Quelle était-elle ?
Plus le temps passait et plus je ressentais douloureusement l’évolution des campagnes. Je me suis dit : il faut que je m’y mette ! Pour comprendre véritablement ce qui s’est produit. J’avais aussi besoin de saisir quelque chose de mon rapport au paysage, à l’agriculture et au passé. Le film avait à mes yeux vocation à tout embrasser. Il fallait que je fasse ce film peut-être pour désamorcer quelque chose de ma peine.
Si vos préoccupations impriment le film, vous ne faites jamais obstacle entre celui-ci et le spectateur. Avez-vous été influencé par la démarche d’un documentariste en particulier ?
Le monument, pour moi, c’est, non pas Raymond Depardon, mais Marcel Ophuls. Qui traite sa propre personne de manière très différente de ce que j’ai pu faire, mais il s’agit au final de s’intégrer dans le récit, de jouer de soi comme d’un personnage ou d’une fonction. Je ne suis jamais gêné par l’ego d’Ophuls. Sa présence dans ses films est très écrite, très mesurée, très ponctuelle, elle apporte de la tension. J’ai pensé à lui tout du long de la réalisation du Temps des grâces.
Le rapport au paysage est l’un des ressorts du film…
Oui, j’avais ces questions en tête : quelle importance le paysage peut-il avoir sur sa propre conscience de soi ? En quoi les modifications du paysage nous affectent-elles ? Pourquoi certains individus en sont-ils affectés alors que d’autres y sont moins sensibles ? Ce sont des interrogations qui restent mystérieuses pour moi. Elles sont liées à la question du point de vue. Daniel Calame, qui est éleveur dans l’Indre, en parle dans le film. Il dit très bien que, lorsque le paysage est un outil de travail, il est très difficile de prendre en compte sa dimension esthétique et même ses changements : on ne les voit pas. Il dit que c’est par le point de vue des citadins que les agriculteurs se rendent compte de ce que devient leur espace de vie.
L’état des sols est bien entendu un autre des fils directeurs du film…
Oui. J’avais le sentiment que le sol était le refoulé de la période 1945-1975, dite des Trente Glorieuses, et de la modernisation agricole. Pendant cette période, le milieu agricole a désappris tout un tas de savoirs empiriques sur le sol. Or, on pourrait dire qu’aujourd’hui le sol « revient ». Beaucoup d’agriculteurs s’en rendent compte, en particulier dans les grandes cultures, parce que les rendements stagnent. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs arrêté les labours, qui sont très destructeurs de la matière organique.
Les agriculteurs qui apparaissent dans « le Temps des grâces » s’interrogent sur ce qu’ils ont fait…
Les années 1945-1975 sont méconnues en France. Elles sont surtout connues par ceux qui les ont vécues, mais habituellement ils n’en témoignent pas. Le travail incroyable accompli pendant trente ans par les agriculteurs, qui sont maintenant à la retraite, est méconnu et leur est même reproché. Ils sont désignés comme les coupables, ceux qui ont tout détruit. Je crois qu’il est nécessaire de les entendre parler de leur vie, de ce que furent leurs difficultés, de leurs conditions de travail, des exigences qui pesaient sur eux… Les impératifs de souveraineté alimentaire, du plan Marshall, ou de la première politique agricole commune pouvaient tout à fait se justifier. L’erreur d’aiguillage a eu lieu ensuite, au début des années 1970. Les objectifs initiaux étaient remplis et, pourtant, la logique productiviste est restée. Faire ce travail d’histoire est indispensable pour savoir dans quelle direction il faut aller.
S’il y a de la nostalgie dans le film, elle n’est pas dirigée contre le présent ou l’avenir…
La nostalgie nécessite d’être analysée et délimitée. Pourquoi et comment se construit-on un âge d’or ? La nostalgie peut produire de l’utopie, à condition d’être interrogée. Réfléchir sur ce qui est parti, sur ce qui ne reviendra pas, c’est aussi réfléchir à ce qui a été conservé, à ce qu’il conviendrait de conserver, à ce qu’on a besoin d’inventer et de réinventer. Le film ne plaide certainement pas pour un retour à la bougie !
Peut-on dire du « Temps des grâces » qu’il est un film écologiste ?
La nécessité de la biodiversité et la sauvegarde des sols lui donnent une forte dimension écologiste ou environnementaliste. Mais deux autres composantes pèsent sur l’avenir de l’agriculture : l’espace rural et le social. On peut se fixer comme horizon l’agriculture biologique en 2050, mais il y a d’autres échéances à tenir, comme celles d’éviter la disparition des agriculteurs et d’empêcher les territoires de se transformer en friches ou de s’uniformiser. La question alimentaire est aussi en jeu, bien sûr. Le film incite à faire des liens entre tous ces aspects, liens qui sont aujourd’hui brisés.
Avez-vous fait un film militant ?
Non, parce qu’aucun discours ne préexiste au film. En outre, il ne présente pas les choses de manière antagonique avec, d’un côté, le méchant gros céréalier et, de l’autre, le bon petit éleveur. J’ai rencontré un céréalier de la plaine de Roissy (que l’on voit au début du film, NDLR), qui est très conscient de la pollution de ses sols et de celle de la nappe phréatique. Il me semble que l’opposition telle qu’elle est organisée en général dans les médias ne reflète pas l’état contemporain des consciences dans le milieu agricole.
Bien sûr, il est question des lobbies agroalimentaires et de dérégulation. C’est surtout l’État qui est mis en cause dans le film. Son absence est troublante et grave. Il y a une incapacité, aussi bien à l’échelon européen qu’à l’échelon national, au ministère de l’Agriculture, à avoir une vision de l’agriculture.
Les images prises de la campagne sont toutes splendides, y compris les labours. N’y a-t-il pas un paradoxe à montrer la beauté de paysages qui, comme le disent des microbiologistes, portent en eux la mort ?
Je filme ces labours dans leur caractère grandiose alors qu’effectivement on apprend, au cours du film, que ce sont des pratiques auxquelles il faudrait renoncer. La question est ouverte : faut-il reconstruire un rapport esthétique en fonction de ce que l’on sait ?