La mer peut remercier les pirates

La piraterie en Somalie produit certains effets bénéfiques inattendus, comme la protection du biotope marin contre son exploitation intensive par les pêcheries européennes.

Jean Sébastien Mora  • 18 février 2010 abonné·es
La mer peut remercier les pirates
© Photo : Dahir/AFP

Cet automne, l’Espagne a suivi avec émotion le sort du thonier basque-espagnol Alakrana , entre les mains de pirates somaliens pendant plusieurs semaines. Le navire et les trente-six membres d’équipage ont finalement été libérés après qu’une rançon de ­quatre millions de dollars a été versée par le gouvernement de José Luis Zapatero. Fin septembre, la marine américaine faisait état d’une reprise des actes de piraterie au large de la Somalie à la faveur de la fin de la saison de la mousson. Selon le Bureau maritime international (BMI), en 2009, les pirates ont mené au moins trois cents attaques, dont soixante d’entre elles ont conduit à la capture d’un navire.

Mais pour Greenpeace, Human Rights Watch et Amnesty International, les pirates, ce sont ceux qui pillent les océans, à savoir la flotte européenne qui pêche dans cette zone. « Au sujet de l’Afrique, les médias relaient volontiers l’exploitation des richesses souterraines par les Chinois, mais le pillage massif des ressources halieutiques par les sociétés de pêche françaises et espagnoles n’est jamais abordé » , explique Urtsa Castro, un jeune biologiste de Bilbao. En mission dans l’océan Indien pour la fondation Azti (équivalent basque-espagnol de l’Ifremer), il a embarqué à plusieurs reprises à bord de ces impressionnants navires de pêche basques comparables à l’Alakrana. Son discours est sans appel : pêche illicite non déclarée et non réglementée, destruction des biotopes marins, appauvrissement des pêcheurs locaux, mais aussi exploitation du personnel étranger à bord. Selon lui, les pratiques des gros chalutiers européens sont scandaleuses. Depuis la guerre civile de 1991, la Somalie n’a plus d’État et donc plus de marine militaire pour faire respecter ses droits maritimes.

Mais, aujourd’hui, dans la corne de l’Afrique, la piraterie somalienne a ralenti cette logique d’exploitation du milieu littoral. Installé au Kenya, le conservateur et biologiste marin Steve Trott constate une régénération, ces dernières années, du biotope marin et une augmentation des ressources halieutiques. « Les pirates somaliens ont fait fuir les navires occidentaux des zones côtières » , explique le scientifique américain, coordinateur des programmes « Local Ocean Trust » et « Watamu Turtle Watch ». Et le phénomène est confirmé par les pêcheurs locaux : « Si les Somaliens maintiennent les navires loin des côtes, nous pouvons encore pêcher ; si les navires se rapprochent, le poisson disparaît » , explique Anyango, un pêcheur kenyan qui avoue que, depuis cinq ans, grâce à la menace pirate, il a multiplié par cinquante son salaire annuel. Ainsi, le « retour du poisson » est aussi synonyme de survie pour les habitants de la corne de l’Afrique. « Principale source directe de protéines pour eux, les produits de la mer, qui peuvent dépasser 50 % de la ration, contribuent considérablement à l’autosuffisance alimentaire » , explique Mathieu Doray, de l’Ifremer.

Les pêcheries locales ne sont pas les seules à bénéficier de ce phénomène. Au Kenya, la pêche sportive vit ses meilleures saisons depuis quarante ans. Ce regain attire de nouveau le tourisme, un atout dans ce pays qui souffre encore de la récente sécheresse aiguë et des violences qui ont ensanglanté le pays après les dernières élections générales. « Les gros navires européens pêchaient en une nuit ce que les locaux attrapent en un an. Avec leurs chaluts et leurs filets, ils rejetaient pour mortes 90 % de leurs prises. Avant le phénomène de la piraterie, les plages étaient recouvertes de poissons morts, et les pêcheurs traditionnels n’avaient plus rien » , explique Angus Paul, recordman mondial de pêche sportive. Voilà pourquoi beaucoup de pirates somaliens déclarent être d’anciens pêcheurs engagés dans la lutte contre les pratiques destructrices des navires occidentaux et asiatiques.

Le thon fait partie des trois produits de la mer les plus commercialisés dans le monde, avec la crevette et le saumon. « Depuis que la pêche thonière française et espagnole s’est déplacée dans les eaux tropicales au large des côtes africaines, elle s’est transformée radicalement, explique Urtsa Castro. Les bateaux traditionnels ont été remplacés par des thoniers-senneurs qui comptent parmi les plus grands bateaux de pêche dans le monde. » Passé plusieurs fois par la capitale des Seychelles, le biologiste nous explique que le port de Mahé est devenu la plaque tournante de cette pêche dans l’océan Indien. Mais, depuis quelques mois, l’économie des Seychelles est à bout de souffle, la piraterie somalienne a affaibli une industrie qui représente 1,5 milliard de dollars. Principal partenaire commercial des Seychelles, l’Union européenne a déclenché, en décembre 2008, une vaste opération antipiraterie européenne intitulée « Atalante », pour un coût de l’ordre de 150 millions d’euros. Croiseurs, avions patrouilleurs : les marines espagnole et française se sont investies dans ces opérations. La France déploie également des ­commandos de marine sur les thoniers opérant dans l’océan Indien. La piraterie somalienne est aujourd’hui, ­semble-t-il, le dernier garde-fou des pêcheries locales contre les pratiques des immenses thoniers-senneurs. Malheureusement, Atalante n’a pas pour mission de combattre la pêche illégale : « Ce n’est ni mon rôle ni mon mandat » , répondait récemment sur RFI l’amiral britannique Peter Hudson, en charge des opérations. Et les ONG protestent : « Via Atalante, l’Union protège et cautionne un vol à grande échelle [^2]. »

Pour Sebastian Losada, de Greenpeace Espagne, « les pirates qui pillent les océans doivent être arrêtés et non pas financés ». Subventionnée par Bruxelles et le gouvernement Zapatero, la flotte espagnole accumule les rappels à l’ordre sans vraiment changer ses pratiques. En 2005, elle était mise en cause par le gouvernement sud-africain pour être entrée illicitement sur le marché local, avec des sociétés mixtes montées avec des petits détenteurs de quotas de pêche. En mai et en juin 2009, les garde-côtes marocains arraisonnent deux navires ibériques après une pêche illégale. En octobre, la Guinée-Bissau intercepte un navire espagnol pour les mêmes raisons. Sur son site Internet, l’ONG Ecoterra International suspectait le thonier géant Alakrana d’avoir pénétré sans autorisation les eaux territoriales de la Somalie lorsque le navire a été pris d’assaut par les pirates. Enfin, Greenpeace dénonce aujourd’hui l’octroi de subventions du gouvernement espagnol à la société galicienne Vidal Armadores. Impliqué dans des activités illicites, l’armateur a pourtant reçu au total 3,6 millions d’euros de subventions et bénéficie toujours du soutien des ministères pour l’attribution de licences de pêche. Vidal Armadores possède trois navires, enregistrés sur la liste noire de la Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR). Un rapport commandité par l’Institute for Security Studies (ISS), institut africain de recherche sur la sécurité, révèle que certains bateaux espagnols reprennent impunément leurs activités dans les semaines qui suivent leur condamnation.

[^2]: En janvier dernier, Bruxelles a bien mis en vigueur 3 règlements destinés à prévenir et à décourager la pêche illégale. Mais la Commission avait déjà adopté en 2002 un plan d’action similaire.

Écologie
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