« Le génocide des Tutsis fait partie de notre histoire »
Nous publions ici un texte de Raphaël Doridant*, qui s’exprime au nom de l’association Survie, et une brève contribution d’Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda.
dans l’hebdo N° 1089 Acheter ce numéro
Les autorités françaises étaient informées de la possibilité d’un génocide des Tutsis rwandais dès l’automne 1990, comme le prouvent un télégramme diplomatique de l’attaché de Défense du 24 octobre 1990 et le témoignage de l’ambassadeur de France à Kigali devant la Mission d’information parlementaire française de 1998 [^2]. Les officiers français intégrés à la hiérarchie militaire rwandaise entre 1990 et avril 1994, jusqu’au plus haut niveau (conseiller du chef d’état-major des Forces armées rwandaises), savaient que le régime Habyarimana mettait en place un système d’autodéfense civile visant à enrôler la population dans la lutte contre le Front patriotique rwandais (FPR) et ses « complices » (c’est-à-dire, aux yeux du régime, tous les Rwandais tutsis). Pourtant, sachant cela, les autorités françaises ont continué à soutenir le régime rwandais (livraisons d’armes, formation des soldats des FAR et des miliciens Interahamwe, appui direct au combat) après les premiers massacres de Tutsis commandités par le pouvoir dans plusieurs régions du Rwanda entre 1990 et 1993. Sans ce soutien décisif, il est très probable que le régime Habyarimana aurait été militairement vaincu ; le cours de l’histoire aurait été tout autre.
Les autorités françaises ont été immédiatement informées du démarrage du génocide, comme en témoigne l’ordre d’opération d’Amaryllis (opération d’évacuation des Français et des Européens), daté du 8 avril 1994, qui indique que se déroule à Kigali depuis la veille « l’élimination des opposants et des Tutsis » . Elles n’ont cependant nullement enjoint à nos soldats de secourir les victimes. Au contraire, elles ont donné l’ordre de ne pas montrer aux médias « des soldats français n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient les témoins proches [^3] ».
Selon le colonel belge Luc Marchal, commandant des casques bleus à Kigali auditionné par les députés français en 1998, l’opération Amaryllis a aussi permis de livrer des munitions aux FAR pendant la nuit du 8 au 9 avril 1994.
Le 27 avril 1994, les plus hautes autorités françaises ont reçu à Paris deux des pires extrémistes hutus, responsables du génocide en cours, accueillis à l’Élysée par Bruno Delaye, conseiller Afrique de François Mitterrand, et à Matignon par Édouard Balladur, Premier ministre, et Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères. La France fut le seul pays à reconnaître ainsi de facto le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), bras politique du génocide. Notons que le GIR avait été constitué, en partie au moins, dans l’enceinte même de l’ambassade de France, au lendemain de l’attentat contre Juvénal Habyarimana.
Du 9 au 13 mai 1994, le conseiller du chef d’état-major des Forces armées rwandaises, qui encadraient le génocide, a rencontré à Paris le général Jean-Pierre Huchon, chef de la Mission militaire de coopération. Pendant toute la durée du génocide, ce même général Huchon a reçu régulièrement le directeur du service financier du ministère rwandais de la Défense, qui a organisé six livraisons d’armes aux tueurs entre le 18 avril et le 19 juillet 1994 [^4]. Le 22 mai 1994, face à l’avance des troupes du FPR, le président rwandais par intérim adresse un courrier à François Mitterrand dans lequel il fait « encore une fois [sic] appel à [sa] généreuse compréhension et à celle du Peuple français » . À cette date, la plupart des Tutsis ont déjà été massacrés au Rwanda…
Comment le chef d’un État en train de commettre le crime des crimes a-t-il pu se sentir autorisé à solliciter l’aide de la France ? Est-ce en réponse à cette demande que le président Mitterrand a trouvé urgent, à la mi-juin 1994, d’intervenir afin de mettre fin aux massacres, alors qu’il n’avait pas jugé bon de le faire en avril ?
La Zone humanitaire sûre créée par l’opération Turquoise à l’ouest du Rwanda est immédiatement utilisée comme refuge par les auteurs du génocide, en passe d’être défaits militairement par le FPR. Face à cette situation, l’ambassadeur Yannick Gérard envoie un télégramme à Paris le 15 juillet 1994 en indiquant : « Dans la mesure où nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n’avons pas d’autre choix, quelles que soient les difficultés, que de les arrêter ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée en attendant que les instances judiciaires internationales compétentes se prononcent sur leur cas. » La décision prise au sommet de l’État est tout autre : les responsables et les auteurs du génocide (soldats des FAR, miliciens…) présents dans la zone sous contrôle français sont laissés libres d’aller se réfugier au Zaïre, impunément, avec armes et bagages. Le numéro d’octobre 1994 de la revue de la Légion étrangère, Képi blanc, écrit même à ce propos que « l’état-major tactique [de Turquoise] provoque et organise [^5] l’évacuation du gouvernement rwandais vers le Zaïre »…
Ce n’est pas tout. Non contentes d’avoir permis aux génocidaires de fuir, les autorités françaises maintiennent leur alliance avec eux après le génocide en leur fournissant de la nourriture, des armes, un entraînement militaire [^6]… À l’été 1995, le gouvernement français refuse même de satisfaire la demande du gouvernement belge d’arrêter le colonel Bagosora, l’un des cerveaux du génocide, qui faisait, comme d’autres génocidaires de premier plan, des séjours dans notre pays. Théoneste Bagosora a été condamné pour crime de génocide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en décembre 2008. Il avait été évacué en juillet 1994 dans un hélicoptère français «[^7].
Au regard de ces faits, il apparaît bel et bien que les autorités françaises ont rendu notre pays coupable de complicité de génocide. Selon Géraud de la Pradelle, professeur émérite de droit à l’université Paris-X-Nanterre [^8], « rien ne prouve que les autorités françaises avaient l’intention spécifique de détruire les Tutsis, ce qui fait la différence entre crime de génocide et complicité de génocide ». Mais les faits reprochés aux autorités françaises relèvent bien de la complicité de génocide telle qu’elle est définie par la jurisprudence du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui s’applique en droit français [^9]: « [Un] accusé est complice de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé ou assisté ou provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ou ces personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie le groupe national, ethnique, racial ou religieux visé comme tel. »
Au nom de calculs géopolitiques relevant du prétendu « domaine réservé » du chef de l’État, les autorités françaises ont assisté sans états d’âme à la préparation puis à l’exécution du massacre de près d’un million d’êtres humains. Une fois le crime accompli, elles n’ont pas rompu leur alliance avec les assassins.
Il a fallu attendre 1995 pour que le premier magistrat de notre pays reconnaisse la participation du régime de Vichy au génocide des juifs d’Europe. Alors, combien de temps faudra-t-il encore pour que la complicité de la France dans un deuxième génocide – celui des Rwandais tutsis – soit officiellement reconnue ?
[^2]: Lire Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), rapport de la Mission d’information, rapport n° 1271, 1998.
[^3]: Compte rendu de l’opération Amaryllis par le général Poncet, 27 avril 1994.
[^4]: L’Inavouable. La France au Rwanda, Patrick de Saint-Exupéry, les Arènes, 2004, p. 183-185.
[^5]: Souligné par nous.
[^6]: Human Rights Watch, Rwanda/Zaïre. Réarmement dans l’impunité, 1995.
[^7]: French hand in genocide », Sam Kiley, The Times, 9 avril 1998.
[^8]: Auteur d’Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux, les Arènes, 2005.
[^9]: En vertu de la loi du 22 mai 1996 qui donne compétence aux tribunaux français pour les crimes commis au Rwanda et dans les pays voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994.