Les galériens du bac + 10
Une enquête menée au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche publique met en lumière la précarité de nombreux chercheurs français, particulièrement en sciences humaines et sociales.
dans l’hebdo N° 1089 Acheter ce numéro
Diplômés du troisième cycle, ils naviguent de contrat en contrat, de vacation en vacation, assurent des cours aux quatre coins de la France, et gagnent l’équivalent du Smic. Les perspectives d’un avenir stable pour les chercheurs non titulaires au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche publique (ESRP) sont de plus en plus restreintes. Et ce n’est pas demain que ces situations vont disparaître. En effet, les postes de titulaires de l’ESRP baissent chaque année, et le nombre de non-titulaires a augmenté de 26 % en deux ans.
Un an après le mouvement sans précédent qui avait mobilisé des milliers d’enseignants-chercheurs contre la loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités au printemps dernier, une enquête rend compte des conditions de travail dans le secteur. Rendue publique le 8 février, cette enquête intitulée « Questionnaire sur la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche publique » a été réalisée bénévolement par des ingénieurs de recherche en statistiques, économie et sociologie titulaires au sein du CNRS, d’universités parisiennes et rémoises. L’initiative en revient à l’intersyndicale de l’ESRP, qui réalise de nombreuses actions communes depuis le mouvement social de 2003 contre la loi d’orientation et de programmation pour la recherche et l’innovation. « Cette enquête est un de nos plus gros chantiers », remarque Daniel Steinmetz, secrétaire général du SNTRS-CGT, le syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique.
« C’est un nouvel outil pour se battre contre les suppressions de postes, l’augmentation des contractuels, et lancer un nouveau “printemps des précaires” », continue Daniel Steinmetz. Dans cette enquête, sont considérés comme précaires les chercheurs, les enseignants-chercheurs, doctorants et post-doctorants qui n’ont pas de postes titulaires, sont rémunérés au « lance-pierres » et enchaînent « des CDD, des vacations, et assurent des cours et des examens gratuitement » , énumère Isabelle Clair, sociologue au CNRS. Sur 161 000 personnes embauchées dans l’ESRP, 50 000 vivotent avec des contrats précaires, dans l’invisibilité. « De plus, ils sont jugés comme des professionnels de deuxième catégorie, moins reconnus » , ajoute Isabelle Clair. « En France, les contrats des chercheurs ne tiennent pas compte de nos années d’expérience, ni de notre situation familiale », s’indigne Julien Hering, post-doctorant en biologie et membre du collectif Papera, un regroupement de précaires de l’ESRP. Lui doit fuir à l’étranger pour continuer ses travaux dans de meilleures conditions : « J’attends une réponse pour un contrat aux États-Unis. Là-bas, je serais payé décemment. Mais ce n’est pas toujours facile de partir, surtout quand on a une famille. »
La situation est d’autant plus difficile dans les sciences humaines et sociales que les effectifs sont encore plus affaiblis. Certaines disciplines comme les langues anciennes sont amenées à disparaître. Une des solutions ? Intégrer les précaires dans des statuts de fonctionnaires. « Cela ne coûterait rien à court terme car l’argent existe déjà au sein de l’Agence nationale de recherche et des crédits d’établissements » , affirme l’intersyndicale dans un communiqué de presse du 2 décembre. « Ce n’est pas qu’une logique comptable. C’est aussi un choix politique de laisser les chercheurs dans la précarité », commente Isabelle Clair.
« Un modèle managérial basé sur l’individualisation et la mise en concurrence systématique a été instauré dans les années 1980, explique Danièle Linhart, sociologue du travail au CNRS. Il a engendré une nouvelle gestion des salariés par la précarité pour les obliger à être plus productifs. » C’est cette tendance qui frappe les jeunes chercheurs alors même que le gouvernement ambitionne de doter la France d’une recherche plus performante.