Pas encore morts… déjà enterrés
Entre silence des pouvoirs publics et déni des employeurs, les victimes professionnelles de l’amiante ont les plus grandes peines du monde à faire valoir leurs droits. Comme si la société préférait les oublier.
dans l’hebdo N° 1088 Acheter ce numéro
Mustapha le sait : la bataille sera longue. Et rude. S’il la livre malgré tout, c’est pour faire la lumière sur la mort de son père, ancien OS des fonderies d’une usine Renault, décédé en 2002 d’un cancer du poumon foudroyant. Il avait 60 ans et venait de prendre sa retraite. « Toute sa vie, mon père a respiré des fibres d’amiante, il y en avait partout dans les ateliers » , affirme le jeune homme. C’est dans l’espoir de faire condamner Renault pour « faute inexcusable » que Mustapha se rend chaque mois à La Courneuve, dans le petit local de l’Addeva 93. Une association de bénévoles, tous victimes de l’amiante, qui accompagne ceux qui veulent entamer une procédure d’indemnisation ou une procédure juridique contre leur employeur. « Mon père parlait peu, je ne sais pas s’il savait lui-même quelle était la cause de son cancer, souffle Mustapha. Aujourd’hui, je veux savoir s’il est mort à cause de ce poison. »
Combien sont-ils encore à ignorer que leur cancer, leur gêne respiratoire ou les lésions qui ont recouvert leur plèvre sont dus à l’amiante inhalé sur leur lieu de travail ? Difficile à dire… Si, chaque jour, dix personnes décèdent en France des suites de leur exposition à ce minéral, 100 000 en mourront d’ici à 2025. En 2008, plus de 15 500 demandes d’indemnisation ont été déposées auprès du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva). Un nombre en croissance exponentielle, mais qui, selon Josette Roudaire, membre de la Fondation Henri-Pézerat [^2], « n’est que la partie visible de l’iceberg » . La face immergée, quant à elle, se compose de salariés d’entreprises sans syndicat, de futurs retraités qui auront déclaré un mésothéliome après quarante ans d’incubation… De tous ceux qui renoncent à emprunter le chemin de croix de la procédure de reconnaissance en maladie professionnelle. Par ignorance ou lassitude, par crainte de raviver les souffrances enfouies ou par manque d’espoir de retrouver les traces d’amiante disparues avec la fermeture de leur entreprise.
Qu’ils n’espèrent pas trouver quelque encouragement des pouvoirs publics. Après avoir fermé les yeux sur le « drame de l’amiante » pendant des années, l’État a abandonné les victimes aux procédures labyrinthiques ou au face-à-face judiciaire. Et il continue, sinon d’étouffer, du moins d’ignorer l’un des plus grands, et des plus coûteux, scandales de santé publique : « L’État évite de sensibiliser l’opinion pour ne pas faire de vagues, estime Josette Roudaire. Et, dans le fond, tout le monde se dit que mourir au travail fait partie de la culture ouvrière… Sinon, pourquoi n’y a-t-il pas de mobilisations collectives comme le Téléthon ou le Sidaction pour trouver des médicaments ? Le gouvernement a déboursé des millions d’euros pour la grippe A. Pour l’amiante, le mot d’ordre est : “Débrouillez-vous !” »
Les anciens ouvriers de l’usine Chausson de Gennevilliers connaissent le refrain. Au-dessus de leur tête, plane le fantôme d’Amar Ben Tabet, qui mourut étouffé après une retraite de souffrance passée sur des lits d’hôpitaux. « Quand on a distribué notre première plaquette d’information sur l’amiante chez Chausson, dans les années 1975, tout le monde nous accusait de verser dans le catastrophisme, rappelle Bernard Massèra, ex-syndicaliste et fondateur de l’association Chausson, une dignité ouvrière [[Bernard Massèra est coauteur, avec Daniel Grason, de Chausson : une dignité ouvrière,
Syllepses, 2004]].. Les médecins du travail, les patrons et même les salariés se moquaient de nous ! » Chez Chausson, on conserve ainsi le souvenir intact d’un temps où « les bleus de travail devenaient gris » de poussière avant d’être lavés à la va-vite et sans protection. Et où des « boules de neige » d’amiante volaient joyeusement dans les ateliers.
Aujourd’hui, la rigolade a laissé la place à une angoisse profonde. Paul, 66 ans, est l’un des rares « Chausson » à avoir entamé une procédure. Cinq ans après sa mise en retraite, l’ancien ouvrier se voit diagnostiquer la présence de plaques pleurales sur la plèvre. Une séquelle bénigne – pour l’instant, en tout cas – mais qui l’essouffle à chaque effort. Le Fiva lui accorde un « chèque » de 1 725 euros. « C’est peu, mais l’inspectrice de la Sécu qui a mené l’enquête a quand même tenté de me dissuader. Elle m’a dit : “Vous avez travaillé dans le charbon jusqu’en 1966, c’est sûrement une silicose.” Mais moi, je savais que ce n’était pas une silicose, car mon père, qui était mineur, en est mort » , sourit tristement Paul. Aujourd’hui bien décidé à aller jusqu’à la « faute inexcusable », il raconte, entre deux quintes de toux, son « parcours du combattant » pour faire témoigner ses anciens camarades. Certains sont morts, d’autres sont retournés au Maroc. Beaucoup ont disparu de la circulation via les nombreuses charrettes de licenciements – avant que l’usine ne soit démolie en 2007. Avec eux, se sont envolées les preuves de l’exposition massive des « Chausson » à l’amiante.
« Faire appliquer la loi est une bagarre perpétuelle » , soupire Pierre Bernardini, bénévole de l’Addeva 93 et membre du collectif Amiante Renault. Surtout quand le Fiva est menacé « d’asphyxie » [^3]. Et que le fonds permettant une retraite anticipée aux travailleurs des rares entreprises reconnues « amiantées » a connu un déficit de 273 millions d’euros en 2009. Enfin, l’obligation pour les employeurs de procéder au désamiantage total de leur entreprise reste un serpent de mer. Malgré l’obligation de résultat auxquels ils sont soumis depuis 2001, trop de patrons – quand ils sont toujours en vie – se drapent dans un confortable déni.
Il en fut ainsi chez Renault, où, dès les années 1970, le caractère nocif de l’exposition à l’amiante était connu et répertorié comme tel sur la fiche d’aptitude donnée par les médecins du travail. « Le coup de tonnerre n’a éclaté qu’en 1992, raconte Pierre Bernardini, quand l’entreprise a fait déstocker à main nue une cave qui contenait 1 400 kg d’amiante sur le site de Boulogne-Billancourt. » L’affaire fait grand bruit dans les médias, des pétitions circulent. « Mais les choses n’ont pas beaucoup changé. On retrouve encore de l’amiante dans les bâtiments neufs. Et je ne vous parle pas des usines délocalisées en Europe ! », affirme-t-il.
Ce scénario est loin d’être unique. En juillet, les ouvriers de la Snecma de Gennevilliers, une usine réalisant des pièces pour le secteur aéronautique, faisaient valoir leur droit de retrait devant les machines encore bourrées d’amiante. « Malgré nos demandes répétées de déflocage depuis 2000, il a fallu attendre que les salariés quittent leur poste pour que le rapport de force commence à s’inverser » , s’indigne Patrick Gayraud, délégué CFDT au CHSCT de la Snecma. « Historiquement, les syndicats ont tardé à se positionner, analyse Bernard Massèra. Ils ont dû en effet choisir entre la santé des salariés et le chantage à l’emploi utilisé à dessein par les employeurs. En réalité, l’action des victimes de l’amiante est une bataille contre le profit. »
Mais aussi contre le pouvoir. À Aulnay-sous-Bois, Gérard Voide et son épouse ont alerté pendant cinq ans la préfecture du danger que représentait le Comptoir des minéraux et des matières premières (CMMP). La société rejetait de la « farine d’amiante » dans l’air, en plein centre-ville. Elle a contaminé, outre les salariés, toute une partie de la population. « La préfecture a nié pendant des années, explique Gérard Voide. Sans doute parce que cet industriel produisait des matériaux pour l’armée et les centrales nucléaires de l’État ! La bataille, nous la menons depuis quatorze ans. Nous avons obtenu quelques victoires. Mais l’entreprise existe toujours… »
[^2]: Du nom du chercheur de l’université de Jussieu qui contribua grandement à faire éclater le « scandale de l’amiante » en 1997.
[^3]: Selon un rapport de la Commission des affaires sociales sur « La prise en charge des victimes de l’amiante », remis en novembre 2009 à l’Assemblée nationale.