Pôle emploi, bienvenue en enfer
Une enquête dévoile l’ampleur des désorganisations consécutives à la fusion entre Assedic et ANPE. Les trois psychosociologues qui ont conduit l’étude nous ont fait part de leurs premières conclusions.
dans l’hebdo N° 1091 Acheter ce numéro
C’est une première à Pôle emploi : une recherche indépendante, financée par la région Île-de-France, décortique l’immense malaise qui règne des deux côtés du guichet. À la demande du syndicat SNU-Pôle emploi, Aby M’Baye, Lucie de Kerimel et Mourad Sassi, psychosociologues consultants au cabinet Trio, ont planché, onze mois durant, sur l’impact de la fusion entre Assedic et ANPE.
Leur analyse est sans appel : loin de simplifier et de personnaliser les démarches des usagers, la réorganisation du service public de l’emploi a accouché d’une machine infernale. Qui attise les violences des salariés entre eux et contre eux-mêmes (voir encadré), et des demandeurs d’emploi envers les agents. « Il y a sans cesse des prises de bec dans les agences, certains salariés en viennent aux mains. Et les demandeurs d’emplois sont de plus en plus sous pression », témoigne ainsi Sylvette Uzan-Chomat, syndicaliste au SNU-Pôle emploi.
Pour les trois psychosociologues , ces tensions sont à imputer aux désorganisations liées à une fusion « précipitée, mal préparée et réalisée sans demander l’avis des principaux intéressés : les salariés et les chômeurs ». L’incurie se niche jusque dans l’organisation spatiale : les fameux « sites mixtes », censés regrouper le paiement des droits et l’accompagnement du demandeur d’emploi, recouvrent en réalité une multitude de situations. Sur un même secteur, on dénombre parfois trois ou quatre « unités de production » distinctes : plateforme téléphonique, accueil des demandeurs d’emploi pour le paiement des droits, accueil pour l’accompagnement personnalisé, zone de traitement des dossiers… « On espère que ce sera temporaire, dit Sylvette Uzan-Chomat, mais vu le prix de l’immobilier, on n’est pas près d’avoir de vrais bureaux. » En attendant, « les agents doivent courir d’un endroit à l’autre. Ils ne savent plus qui sont leurs collègues ni leur supérieur hiérarchique, et n’ont plus de bureau fixe » , raconte Aby M’Baye.
Outre l’isolement et la perte de repères, la constante mobilité spatiale des agents conduit à « mettre à distance les demandeurs d’emploi, ajoute Lucie de Kerimel. Un paradoxe terrible pour un métier de service, qui fait beaucoup souffrir les salariés en proie à un conflit de valeurs » . Le chômeur qui voudrait ainsi court-circuiter le labyrinthique fonctionnement du numéro unique d’appel, le 3949, ne trouvera pas davantage de chaleur humaine en se déplaçant à l’accueil de son agence. Il sera invité à s’inscrire sur l’ordinateur de l’agence, ou devra téléphoner, sur place, au… 3949 ! « Les tensions sont très fortes à l’accueil, explique Mourad Sassi. D’un côté, les employés de l’accueil se retrouvent à faire ce qu’ils ne savent pas faire, c’est-à-dire gérer les bugs informatiques, et à ne pas faire ce qu’ils savent faire, c’est-à-dire aider les gens. En face, les demandeurs d’emploi n’obtiennent jamais de réponse, ce qui conduit parfois à de la violence. »
Et l’afflux de chômeurs ne fait qu’envenimer la situation. Christine Lagarde avait promis de limiter à 60 le nombre de demandeurs d’emploi par conseiller, mais la crise a fait exploser les compteurs : « Les conseillers suivent chacun, au bas mot, 200 demandeurs d’emploi », affirme Aby M’Baye. Il s’agit dès lors de juguler les flux. Dans les bassins d’emploi les plus sensibles, les entretiens jadis réalisés en trois quarts d’heure ont été compressés à vingt minutes. « On essaie de gagner en productivité sur la relation humaine. Dans certains endroits, la direction a demandé aux conseillers de ne pas regarder le demandeur pour ne pas l’inciter à poser des questions ! » , s’indigne Sylvette Uzan-Chomat. « Non seulement le cœur de métier des conseillers disparaît, mais aussi leur autonomie et leur savoir-faire. Ils ne comprennent plus quel est le sens de leur travail » , ajoute Lucie de Kerimel.
Depuis un an, un glissement subtil s’est opéré : entre la mise en place de la radiation automatique de ceux qui refusent plus de deux offres « raisonnables » d’emploi et l’intensification des contrôles sur les salariés, l’ambiance est à la suspicion permanente. « Aujourd’hui le travail consiste moins à rendre service au chômeur qu’à rendre des comptes à sa hiérarchie » , estime Aby M’Baye.
Malgré tout, les résistances s’organisent. Certains salariés n’hésitent pas à donner leur numéro de portable et leur adresse mail personnelle aux demandeurs d’emploi pour nouer un semblant de relation pendant le week-end. D’autres rivalisent d’ingéniosité pour repêcher dans les méandres de l’informatique les lettres de radiation. Au risque d’être accusés de complicité de fraude. « Ces petits refus d’appliquer bêtement les règles permettent aux salariés de conserver un peu d’éthique personnelle, explique Lucie de Kerimel. On peut même dire que l’institution fonctionne uniquement parce que les salariés mettent énormément d’eux-mêmes pour dépasser les incohérences de l’organisation. » Pôle emploi n’en est pas à une contradiction près !