Quand le passé frappe à la porte

Dans « la Pierre »,
de Marius von Mayenburg, une maison cristallise les chocs historiques de l’Allemagne : la folie hitlérienne et la partition du pays.

Gilles Costaz  • 11 février 2010 abonné·es

Un auteur de la nouvelle génération (il a 38 ans), Marius von Mayenburg, se penche sur le passé de l’Allemagne dans la Pierre, qu’un vieux passionné de la culture germanique et du communisme, Bernard Sobel, a monté au Centre dramatique de Dijon et présente à la Colline. À force de voir tant de pièces de Brecht ou d’Heiner Müller, on avait fini par ne voir nos voisins qu’à travers les yeux de ces auteurs, scrutant sans cesse les années du nazisme triomphant et de la Seconde Guerre mondiale. Mayenburg, lui, regarde sa nation sur un faisceau plus large, à travers trois chocs : la folie hitlérienne, l’après-guerre et la chute du communisme. De telle sorte qu’il n’y a plus de bons et de méchants, mais des retournements où les personnages sont aussi troubles que l’ont été ces décennies.

La pierre, c’est un pavé jeté contre les occupants d’une maison et qui a été gardé comme une relique. Mais c’est aussi la maison elle-même, lieu central et enjeu de la pièce. Une famille, dont nous voyons trois femmes de trois générations, considère que cette demeure où elle vient s’installer est la sienne et cristallise toute leur histoire.

Nous sommes, au début de la pièce, en 1993 : ces femmes sont de retour parce qu’au moment de la partition de l’Allemagne elles ont dû choisir l’Ouest. Avec la réunification, elles reprennent possession de ce qui était leur bien. Mais il s’avère qu’elles ont occupé la maison entre 1935 et la Libération parce qu’on en avait chassé les habitants juifs. Ce domicile est bien à elles, juridiquement, mais ses vrais propriétaires ont été évincés et éliminés.
Mayenburg fait se croiser des vivants et des fantômes, des réalités et des mensonges. Les victimes juives apparaissent. Les bourgeoises se sentent dans leur droit, d’autant plus que la famille, elle aussi bousculée par les événements, quoique moins tragiquement, a peu à peu secrété sa légende. La plus jeune est persuadée que son grand-père a été un héros et a sauvé des juifs. Mais, dans les hoquets des discussions et dans ses moments de lucidité, la grand-mère, qui n’a plus toute sa tête, révèle que son mari ne fut pas le héros inventé par ses descendants. À tous les échelons, la mémoire dérape, que ce soit dans les années 1930 ou dans les années 1990.

Construite en puzzle, avec des fragments qui vont et viennent dans le temps, la pièce n’est pas aisée à ­suivre, mais cette structure cassée est son style, que la mise en scène de Bernard Sobel détaille avec sûreté et distance. Juste quelques meubles couverts de housses et, au-dessus, des lignes brisées lumineuses qui indiquent l’année pendant laquelle se déroule chaque scène.
Édith Scob, dans le rôle de la grand-mère, est la plus brûlante à l’intérieur d’une distribution où chacun, Anne-Lise Heimburger, Priscilla Bescond, Claire Aveline, Anne Alvaro, Gaëtan Vassart, a l’air de traverser la nuit et d’être ensuite happé par elle. Du beau ­théâtre d’exploration politique.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes