Santé et bonheur
dans l’hebdo N° 1091 Acheter ce numéro
Non, il ne s’agit pas de vœux en retard mais d’une chronique consacrée au livre de Richard Wilkinson, L’égalité, c’est la santé, qui vient d’être publié aux éditions Demopolis. Le titre résume la thèse générale : les différences en termes de santé que l’on observe sur des populations comparables s’expliquent par leur degré relatif d’inégalité. Toutes choses égales par ailleurs, un groupe social égalitaire est en meilleure santé.
On peut montrer également que les écarts de performances de santé s’expliquent par les dépenses de santé, mais aussi par la part du secteur public dans ces dépenses. Et comme Jean Gadrey avait de son côté établi que les inégalités étaient corrélées négativement au poids des dépenses publiques, on a donc un triangle gagnant : plus de dépenses publiques = moins d’inégalités = meilleure santé.
Cette approche permet de mieux poser le débat sur les indicateurs de bien-être. Au lieu d’enfoncer des portes ouvertes (le PIB ne mesure pas le bien-être) et de vouloir en élargir la définition, au risque de monétiser ce qui ne peut et ne doit pas l’être, il est plus utile de travailler sur les relations entre égalité, socialisation et bien-être. La méthode de Wilkinson conduit aussi à rompre avec cette nouvelle et curieuse discipline : l’économie du bonheur. Certes, le point de départ est le même : quand le PIB augmente, la proportion de gens qui se déclarent heureux ne change pas. On en déduit que le bonheur est une notion relative, mais tout cela est fondé sur des enquêtes qualitatives difficiles à interpréter. Avec la santé, on peut au contraire mobiliser des indicateurs objectifs, les deux grands classiques étant l’espérance de vie et le taux de mortalité infantile. On peut même élargir la notion de santé publique, et Wilkinson montre, par exemple, que les homicides sont plus fréquents dans les sociétés inégalitaires.
Cela ne l’empêche pas de travailler sur des indicateurs plus subjectifs, mais il les met en relation avec des données sociales quantifiées. Wilkinson montre ainsi que les individus font moins confiance à autrui dans les pays où les écarts de revenus sont plus importants. C’est toute la différence avec la Société de défiance, l’étude réactionnaire de Yann Algan et Pierre Cahuc (Prix du livre d’économie 2008 !), qui faisait du degré de confiance un attribut quasiment génétique de chaque nationalité. Tout l’intérêt du travail de Wilkinson est au contraire de faire le lien entre rapports sociaux et facteurs psycho-sociaux, avec un rôle particulier attribué au degré d’intégration dans des réseaux sociaux. Les nombreuses études statistiques mobilisées montrent de manière saisissante que ces facteurs psycho-sociaux surdéterminent le niveau de santé au-delà de la simple prise en compte des conditions de vie matérielles.
La nature humaine ne serait pas condamnée à la cupidité mais oscillerait entre deux aspirations contradictoires : coopération et domination. Et chaque société opère un « dosage » spécifique entre ces deux ordres de motivation. Il va sans dire que les contre-réformes libérales ont pour effet de décourager le désir de coopération et d’engendrer un repli général sur une forme régressive et conflictuelle d’individualisme. Le message est alors très clair : l’égalité est la condition absolue du bien-être social et de la véritable liberté, définie comme « le sentiment de ne pas être méprisé et traité en inférieur ».
Mais on a du mal à suivre Wilkinson quand il tire les leçons du socialisme réel pour en déduire que « le marché est une nécessité incontournable dans nos vies » et que « le mode de production moderne est beaucoup trop compliqué pour pouvoir l’organiser par d’autres biais que le profit ». Suit un éloge peu convaincant de l’actionnariat salarié, qui renvoie à la sous-estimation par Wilkinson du poids des rapports sociaux conçus comme rapports de classe. Malgré ces réserves, il s’agit d’un essai qui contribue à donner un fondement matérialiste à l’égalité comme élément central de tout projet de transformation sociale.