« Surtout pas d’interdiction générale et absolue ! »
Une loi interdisant le voile intégral risque d’augmenter l’exclusion des femmes qui le portent.
Les restrictions doivent être proportionnées aux nécessités, et non discriminatoires.
Ce « débat » a des motivations électoralistes et de forts relents colonialistes.
dans l’hebdo N° 1088 Acheter ce numéro
Politis : Comment comprendre les conclusions de la mission parlementaire « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national » ?
Jean-Pierre Dubois : La Ligue des droits de l’homme a été auditionnée par la mission. Nous lui avons dit, comme 90 % des personnes entendues, qu’interdire par la loi le port du voile intégral serait une folie. Quoi qu’on puisse penser de ce voile, une loi d’interdiction augmenterait l’exclusion des femmes qui le portent. De plus, si l’on commence à réglementer les tenues vestimentaires dans l’espace public, on va contrevenir à la démocratie. D’abord favorables à une loi d’interdiction, les membres de la mission ont commencé à douter, pour des raisons de fond mais aussi tactiques, dont des divisions politiciennes au sein de l’UMP. Ces doutes ont abouti à un fiasco que la mission a essayé de masquer avec, par exemple, cette proposition de « résolution parlementaire ». Une plaisanterie, car elle aurait peu d’impact. Mais la question d’une loi va revenir sur le tapis : l’islam n’est-il pas ce spectre qui hante la majorité ?
Comment aborder la question du port du voile intégral ?
Les textes religieux sont très flous concernant le voile intégral, et la grande majorité des autorités musulmanes disent qu’il n’est pas conforme à l’éthique musulmane. Ce n’est pas une question religieuse, il relève du patriarcat. Mais, derrière, se cache une forme de propagande salafiste, soit un courant intégriste dans l’islam, qui s’en sert pour faire passer une conception rétrograde de la société. Le voile n’est qu’un prétexte. En outre, il concerne le plus souvent des gens qui ne sont pas issus de l’immigration, mais sont des convertis entrés dans une démarche sectaire. Or, on ne met pas en prison les gens engagés dans une secte, on essaie d’aider à leur émancipation. Cela dit, voir de plus en plus de voiles intégraux dans les rues peut poser problème. Nous avons rencontré à la LDH le cas d’une femme qui ne voulait pas serrer la main des hommes. Nous lui avons dit qu’on aurait du mal à travailler ensemble…
Quelles formes peut prendre le refus ?
Surtout pas une interdiction générale : si je souhaite voir le voile intégral disparaître, je ne crois toujours pas qu’on puisse libérer les femmes voilées en leur tapant dessus. Avec une loi, on risque de les livrer à ceux qui les oppriment. C’est ce qui s’est passé avec la loi sur le foulard à l’école en 2004. Il n’y a peut-être plus de foulards dans les établissements parce que les filles concernées ne vont plus à l’école. Elles restent chez elles, « bâchées ». Les profs sont peut-être contents, mais les intégristes aussi. On a voilé le voile. On cherche maintenant à voiler le voile intégral. On ne s’en sortira pas de cette manière.
En revanche, personne ne peut disparaître à la vue des autres quand il faut être identifié. Dans tous les lieux publics, il existe des règlements. Chaque autorité gestionnaire doit édicter des règles, les mêmes pour tout le monde, qui proportionnent la restriction à la nécessité du lieu. On arrivera difficilement à garder le voile intégral chez le dentiste ou aux urgences. Il faut éviter la mesure générale et absolue, et la mesure discriminatoire, et développer des mesures précises et proportionnées aux nécessités, comme toute restriction des libertés.
Que dissimule ce débat ?
Messieurs Gérin et Raoult ont besoin du voile intégral pour être réélus, et faire passer leur conception xénophobe de la société. Ceux qui défendent le voile intégral seront ravis d’une loi d’interdiction, et ceux qui veulent une loi d’interdiction seront ravis qu’elle fabrique plus de martyres et de visibilité, parce qu’ils pourront dire : vous voyez que les islamistes sont partout. Les extrêmes sont complémentaires dans ce genre d’affaires. Certains ont intérêt à augmenter la guerre de tous contre tous et le fantasme de l’affrontement Orient-Occident.
La République est-elle vraiment menacée par le voile intégral ?
L’invocation de la République par la mission parlementaire est une invocation du colonialisme, « valeurs républicaines » signifiant « valeurs des Européens ». Dominique Paillé, secrétaire adjoint de l’UMP, a déclaré : « On ne peut tout de même pas traiter les religions nouvelles qui arrivent sur le territoire comme les religions anciennes. » D’un seul coup, la laïcité n’est plus la même pour tout le monde…
Le rapport prône l’interdiction de « dissimuler son visage », attitude perçue comme « fondamentalement perverse »…
Le terme « perverse » renvoie à la notion de crime, mais aussi à un vieux fantasme d’hommes blancs vis-à-vis des femmes arabes… Au-delà de ces remontées d’inconscient assez dérisoires, se trouve une chose significative : c’est pervers de masquer son visage, sauf quand c’est carnaval (un truc de « gaulois »), sauf en pleine pandémie (parce qu’il faut bien se protéger), etc. Le rapport de la mission sous-entend donc que la perversité provient d’une certaine origine, d’une certaine religion, pour ne pas dire d’une certaine race.
Le rapport envisage d’interdire le voile intégral dans l’espace public. N’est-ce pas plutôt d’ordre public qu’il s’agit ?
En tant que juriste, je ne sais pas ce qu’est « l’espace public ». Mais je sais ce que sont les services publics. Ce qu’il faut retenir, notamment devant le Conseil d’État, c’est l’argument de la proportionnalité : on ne peut restreindre les libertés que proportionnellement aux nécessités d’ordre public. Or, il n’y a pas de nécessité à ce que les gens soient en permanence à visage découvert. Sinon, il faudrait interdire les motards ! Il ne peut y avoir ni d’interdiction générale de dissimuler son visage, ni d’exclusion totale de cette interdiction, car il faut à certains moments pouvoir être identifié. Il existe des règles à respecter pour pouvoir profiter d’un service public. Ceux qui ne les respectent pas devraient s’en voir refuser l’accès. La réalité est plus simple qu’on ne le croit.