Une certaine identité nationale

France 5 diffuse
un passionnant triptyque documentaire sur
un siècle de présence musulmane en France.

Jean-Claude Renard  • 18 février 2010 abonné·es

Un siècle de présence musulmane en France. Ce triptyque se déploie en trois parties : 1904/1945, 1945/1981 et 1981/2001. Voilà plus d’un siècle, c’étaient des indigènes ; à partir des années 1960, ils deviennent des immigrés ; aujourd’hui, ce sont des Français. « Leur histoire fait partie de la nôtre » , dit Lyes Salem, en voix off sur ce documentaire fleuve de Karim Miské [^2], Emmanuel Blanchard et Mohamed Joseph, Musulmans de France. Et le film de s’ouvrir sur d’anodines scènes de rue, peuplées de musulmans, à Aubagne, en 1920. Ça va, vient, circule pépère un jour ordinaire. Des images rares, loin du folklore et de l’exotisme, laissant la place à ­d’autres, plus lointaines, en 1904, illustrant le travail des musulmans dans les savonneries marseillaises, les usines parisiennes et les bassins miniers du Nord. Des ouvriers qu’on nomme « Kabyles » parce que la plupart d’entre eux sont originaires de Kabylie. On en recense alors 5 000.

Dans ce premier volet, naturellement le plus riche en images d’archives, apparaissent les éléments d’un socle. D’abord, le réservoir que représentent les colonies en temps de guerre, du Sénégal à l’Algérie. « On tape dedans. » Allégrement. Ils seront 80 000 à succomber dans les tranchées. Non sans respect pour la foi musulmane, qui a droit à ses rituels, mais des rituels systématiquement mis à l’écart. Quand ils ne sont pas au front, d’autres ouvriers d’origine nord-africaine remplacent leurs camarades mobilisés dans les tâches de terrassement et les usines d’armement. C’est la découverte du monde ouvrier, de la condition de colonisé.

Après la Grande Guerre, suit l’inauguration de la mosquée de Paris en 1926. Un espace d’exotisme apprécié quelques années plus tard par les dignitaires nazis, loin du labeur ingrat et quotidien du déraciné toujours calé dans la sueur, réconforté seulement dans sa culture des cafés, véritables lieux de vie. « L’histoire des Arabes est inséparable des cafés, analyse Benjamin Stora. On s’y retrouve pour avoir des nouvelles du pays, trouver du travail, discuter politique. »

Les musulmans sont au bas de l’échelle, en situation précaire, malades, souvent atteints de tuberculose. Ils sont là pour travailler, et rien d’autre, envoyer un peu d’argent aux familles restées au bled. Dans cet entre-deux-guerres, la bataille repose sur un alignement des droits sur ceux des travailleurs français, tandis qu’au gré des faits divers cette immigration est déjà stigmatisée. Avec un cliché : la lame de couteau.

Chapitre suivant : en 1940, l’armée multiraciale qui faisait la fierté de la grande France devient pour les nazis le symbole de son abaissement. Les « frères noirs des poilus » sont internés dans des camps spéciaux.
Dense, le premier volet de ce documentaire pose les fondations d’une présence musulmane à la fois sollicitée, exploitée, mise au ban et respectée seulement lors de convenances diplomatiques. Cette dichotomie court et perdure le long du siècle.

Dans les deuxième et troisième volets, l’histoire repasse les plats. Elle est marquée par l’enracinement et les enfants qui naissent en France. Plus tard, ils fréquenteront les écoles de la République, immergés dans la culture française. À l’écran, se suivent une France peu soucieuse des sacrifices des indigènes à la Libération, la guerre d’Algérie, la figure emblématique de Messali Hadj et son combat pour l’indépendance, le 17 octobre 1961, la double peine des harkis, accueillis dans les camps et le silence, les bidonvilles puis le HLM, la marche des Beurs, en octobre 1983, de Marseille à Paris, la création de SOS Racisme, les débats sur le voile, le hip-hop, l’islamisme à travers les attentats et la figure de Khaled Kelkal, la France black-blanc-beur, le 11 Septembre, les émeutes et les questions d’intégration, dont le débat actuel sur la burqa constitue un écho…

L’appellation « musulmans de France » désigne indistinctement des pratiquants, des agnostiques et des athées. C’est aussi « une appellation, dit le commentaire, qui permet de se faire reconnaître comme héritier d’une histoire particulière au sein de l’histoire plus vaste de la nation française. Exister en tant que minorité, c’est échapper à l’invisibilité des générations précédentes. […] Dans la confrontation comme dans le mélange, nous apprenons à nous libérer de nos identités figées. »

Librement inspiré du livre Histoire de l’islam et des musulmans en France, du Moyen Âge à nos jours (2006), sous la direction de Mohamed Arkoun, ce film [^3] est un tableau historique, social, politique, culturel qui a valeur de fresque. Aux images d’archives exceptionnelles, aux photographies, le réalisateur ajoute le commentaire des historiens (Benjamin Stora, Michel Renard, Jalila Sbaï), la parole incarnée des héritiers de cette histoire (notamment Ahmed Boubeker, sociologue, Abdel Raouf Dafri, scénariste, lequel a participé au Prophète de Jacques Audiard, et Fatoumata Coulibaly, styliste). Pour Karim Miské, il s’agit de « déplacer les lignes de fractures habituelles, de montrer que, si l’on ne s’y attardait pas tant, elles ne seraient pas si importantes. Tout le monde a juste envie de participer à cette société française en gardant ce qu’il estime être à lui ».

[^2]: Il a notamment réalisé plusieurs reportages pour la collection « Toutes les télés du monde », diffusée sur Arte (le Kerala, le Sénégal, le Panama), Un choix pour la vie (France 2) en 2009, Contes cruels de la guerre, Congo-Brazzaville (France 2) en 2002, et la Parole des sourds (France 2) en 2000.

[^3]: Le film était sélectionné au dernier Fipa à Biarritz, hors compétition, dans la section « Situations de la création française ».

Médias
Temps de lecture : 5 minutes