Une enfance juive

Dans un récit à la fois drôle
et tragique, Jean-Claude Grumberg, écrivain et auteur de théâtre, évoque son enfance de fils de déporté dans
le Paris ouvrier et juif
d’après-guerre.

Olivier Doubre  • 25 février 2010 abonné·es

Le père de Jean-Claude Grumberg est mort en déportation. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, après quelques longs mois d’attente, sa mère, Suzanne, son frère et lui comprirent qu’il ferait partie de ceux « qui ne sont pas revenus ». Or, à cette époque, et durant plusieurs des décennies qui suivirent, « avant d’être baptisé Shoah, “ça” n’avait pas de nom, pas de nom précis. C’était l’extermination, l’Holocauste, le génocide, la déportation, les camps, les chambres à gaz, les fours, c’était les rafles, Drancy, Compiègne, Beaune-la-Rolande, Auschwitz, Birkenau, Maïdanek, Treblinka. Quand Suzanne parlait d’avant, elle parlait d’avant “ça”. Pour elle, l’après-“ça” ne fut pas la délivrance, la libération. Ce fut le non-retour, la fin de l’espoir, la découverte de l’innommable. En fait, elle ne nous parlait jamais de “ça”.  » Écrivain, scénariste pour le cinéma et la télévision, auteur de nombreuses pièces de théâtre, Jean-Claude Grumberg revient aujourd’hui sur son enfance passée après-guerre dans le Xe arrondissement de Paris. Une enfance marquée par un silence, celui autour du génocide dont fut victime son père, Zacharie. Un silence qui pesa sur toute son existence, de l’écolier puis du jeune apprenti dans les ateliers de confection où travaillaient également son frère, sa mère, les autres membres de sa famille et presque l’ensemble de leurs voisins et connaissances. Celui d’un monde juif en grande partie anéanti, où la figure du survivant réapparaît néanmoins régulièrement et hante – en général inconsciemment – les pensées du petit Jean-Claude, au surnom sans équivoque de « Pleurnichard ». « Nous, les enfants de déportés, ne savions rien ou pas grand-chose de la déportation. Les anciens déportés juifs, déportés parce que juifs, les survivants du génocide, se voyaient reprocher, dans une sorte d’inconscient général, deux choses également déshonnorantes : s’être laissé prendre, comme on disait, et comme certains, hélas, disent aujourd’hui, “sans opposer de résistance”. Deuzio, être revenus d’où on ne revenait pas. »

Comme dans beaucoup d’œuvres de Jean-Claude Grumberg, si le génocide perpétré par les nazis est à chaque moment présent dans le récit, celui-ci se veut pourtant drôle, peuplé de personnages hauts en couleurs qui pourraient ici être tout droit sortis d’une comédie enfantine. « Pleurnichard » ressemble ainsi à un « Petit Nicolas » d’origine ashkénaze dont la famille parle yiddish et maîtrise mal le français, fréquentant les bancs d’une école Jules-Ferry et ayant les mêmes petits soucis que tous les enfants de son âge, des devoirs après la classe aux moqueries parfois cruelles des copains sur sa petite taille et ses grosses lunettes, jusqu’aux problèmes de pipi-caca – décrits avec force détails hilarants dans un chapitre intitulé ad hoc « Un chapitre de merde »  (sic)…

Dans un style enjoué, l’auteur se joue de ses mésaventures d’enfant, élevé avec son frère par une « mère Courage » quasi illettrée travaillant sans relâche dans un atelier de confection situé presque en face de leur domicile. Dans ce cocon familial où « l’argent manquait, l’argent manquait toujours » , Pleurnichard profite, en tant que fils de déporté, des colonies de vacances de la Fédération nationale des déportés internés résistants et patriotes, liée au PCF, qui l’emmène avec un groupe d’enfants ayant la même histoire, d’abord en Tchécoslovaquie puis en RDA, ces « pays où les lendemains, s’ils ne chantaient pas encore tout à fait juste, battaient déjà très fort la mesure » . Et sa mère de lui asséner alors l’une de ses phrases favorites : « T’as de la chance dans ton malheur ! » Jean-Claude Grumberg rappelle ainsi combien le milieu ouvrier juif était, très loin du sionisme, majoritairement imprégné de culture communiste, dans une après-guerre où «  nous aimions de plus en plus fort les Russes, qui ne nous donnaient rien sinon l’essentiel, l’espoir, denrée devenue si rare ». Une culture communiste à laquelle Pleurnichard adolescent doit sa découverte du théâtre – rencontre capitale puisqu’elle changera toute sa vie – en jouant, à la Maison des métallos CGT, dans le XIe arrondissement, dans une troupe amateur, ce qui lui fait lire les grands auteurs.

Peu à peu, Pleurnichard pleurniche de plus en plus rarement en comprenant de mieux en mieux le monde qui l’entoure. Il pleurnichait beaucoup lorsque lui et son frère, 8 et 12 ans, étaient, loin de leur mère, cachés pendant deux ans dans une ferme près de Grenoble, après qu’une convocation au commissariat de la mairie du Xe avait failli d’extrême justesse les conduire avec leur mère à Drancy (faute de place dans les autobus réquisitionnés par la police française !). Il arrêta de pleurnicher, désormais paralysé par le silence, après la visite qu’il fit « en colo » en RDA au camp de Ravensbrück. Là, tous les gamins du groupe cessèrent soudain d’être des « enfants irresponsables et niais » pour devenir « des enfants écrasés, accablés ». Il faudra à Pleurnichard devenu adulte de longues années de psychanalyse pour dépasser cet accablement.

Ce livre, extrêmement drôle et poignant à la fois, est donc aussi celui de ce dépassement en retrouvant au plus près, de façon parfois presque intime, les émotions, les interrogations, la tristesse mais aussi les joies du petit Jean-Claude, dit Pleurnichard, qui dut apprendre à vivre dès son plus jeune âge avec ce poids, cette absence : *« Nous devions trouver en nous-mêmes les motifs d’être fiers de nos parents, et nous n’en trouvions pas. Seuls les combattants du ghetto de Varsovie étaient honorés en tant que juifs. Les autres, tous les autres, faisaient partie en vrac des six millions. »
*

Idées
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