Bertrand Méheust : « Une contestation idéologique »
Bertrand Méheust, sociologue et philosophe, voit dans les attaques des « climato-sceptiques » contre les thèses du Giec* une défense du système dominant.
dans l’hebdo N° 1092 Acheter ce numéro
Politis :Que vous inspire la vague de dénégation du dérèglement climatique, pourtant considéré comme avéré par la grande majorité des scientifiques ?
Bertrand Méheust : Il faut d’abord constater que ce phénomène de dénégation n’est pas une nouveauté. Depuis près de deux siècles, chaque fois que des données scientifiques sont susceptibles de remettre en cause la position dominante sur un point stratégique, on voit surgir des oppositions au sein du camp scientifique. Et toujours avec une certaine violence : tous les coups sont alors permis, y compris les attaques ad hominem. C’est ce qui se passe dans le cas du Giec, avec l’affaire des mails détournés et des coquilles. J’ai étudié ce mécanisme à propos du « magnétisme animal » – le mesmérisme –, qui essuya pendant un demi-siècle les attaques de l’Académie de médecine, à partir de 1784, et fut finalement banni en 1842 parce qu’il se montrait contraire à la psychologie et à la philosophie de l’époque [^2].
À mesure que la science prenait une importance institutionnelle grandissante, le schéma s’est reproduit avec régularité. Il s’est notamment développé avec les sciences psychiques, que l’on appelle de nos jours la parapsychologie. Nous avons donc affaire à un système idéologique de contestation d’une grande profondeur historique.
En quoi le voyez-vous à l’œuvre dans cette « contre-réaction » climatique ?
Pour Claude Allègre, Serge Galam, Luc Ferry et la majeure partie des scientifiques qui fomentent cette contestation, il s’agit de défendre la position dominante du matérialisme, du productivisme, du scientisme, derrière lesquels se trouvent de puissants intérêts économiques, bien sûr.
Les attaques contre le principe de précaution sont de même essence. Allègre préconise que l’on s’en affranchisse parce qu’il risquerait de stériliser la recherche. Il lui préfère une fuite en avant dans une technoscience au service du productivisme, qui aurait raison de tous les problèmes. De même, contester que l’homme soit le responsable de la crise climatique, et qu’il puisse avoir un comportement autodestructeur, corrobore la vieille vision d’une humanité toute-puissante et éternelle. Ces attitudes illustrent la thèse que je défends : chaque société cherche à persévérer dans son être, même menacée d’une catastrophe finale [^3].
Certains arguments critiques ne sont-ils pas recevables ?
Je ne suis pas qualifié pour en décider. Ce qui me gêne, ce sont plutôt les méthodes employées. On exploite la propension de la société à polémiquer sur tout et n’importe quoi. Le dernier ouvrage de Claude Allègre, où il crie à la manipulation, est truffé d’erreurs et d’approximations, mais il feint de s’en moquer, et ça marche [^4].) ! Et puis certaines argumentations sont distordues. Ainsi, parce qu’il aurait été pris une fois en défaut, même de façon mineure, le modèle du dérèglement climatique s’effondrerait, selon le vieux concept de Karl Popper. C’est ce qu’a affirmé Galam à la télévision. Mais, un peu plus tard, le même faisait marcher le raisonnement à l’envers, exigeant plus de « preuves » de la solidité de la thèse du dérèglement ! On change donc d’arguments en cours de route selon les besoins.
Malgré des contre-vérités du style « le dernier hiver froid contredit le réchauffement global », une partie de l’opinion se rallie à la contestation…
C’est bien le but de l’offensive ! Les détracteurs exploitent la complexité du sujet, et la majeure partie de la population n’a pas les compétences suffisantes pour faire le tri entre les arguments. Et puis cela pousse dans un sens naturel : les gens se faisaient à l’idée de devoir modifier leur mode de vie, mais en traînant les pieds. Aussi, ils acceptent d’autant plus facilement d’en revenir à d’anciennes croyances que les conséquences du dérèglement sont dérangeantes pour eux.
En raison de quelques erreurs mineures, le Giec, dont les travaux ont été validés par des milliers de chercheurs, est la cible d’attaques virulentes. S’agit-il d’une répugnance à adhérer au consensus ?
J’y vois plutôt une stratégie : le changement climatique est une cible idéale pour les climato-sceptiques. D’abord parce qu’il n’est pas encore très manifeste : ses conséquences les plus inquiétantes sont à venir, ce sont des prédictions et des simulations mathématiques. Et ensuite parce qu’il se prête bien à la logique comptable et financière de notre société : on détermine des quotas d’émission de CO2, on en fait commerce, etc. On peut débattre plus facilement à coup de chiffres sur des phénomènes à venir. La disparition des forêts ou l’effondrement de la biodiversité offrent moins de prises…
En revanche, un autre piège s’est armé. En effet, pour diverses raisons, qui ne sont pas innocentes, la crise climatique a fini par représenter à elle seule le problème écologique, au point de devenir l’arbre qui cache la forêt. On oublie l’effondrement de la biodiversité, le pillage des ressources naturelles, les pollutions, etc. Si bien qu’en dénigrant le dérèglement climatique, les climato-sceptiques risquent d’induire dans l’opinion l’idée que c’est l’ensemble de la crise écologique qui est surestimée.
[^2]: Franz-Anton Mesmer, médecin autrichien, défendait l’existence d’un « magnétisme animal » capable d’influencer le métabolisme mais aussi le psychisme des patients.
[^3]: lire la Politique de l’oxymore, La Découverte.
[^4]: L’Imposture climatique, Plon. Des sites décortiquent les passages les plus polémiques. Voir notamment le blog de Sylvestre Huet (sciences.blogs.liberation.fr