Des papiers : la clé de l’autonomie

Être en situation irrégulière est encore plus dur pour les femmes que pour les hommes : les emplois qu’elles occupent les soumettent à davantage de précarité et elles sont plus exposées aux violences.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 18 mars 2010 abonné·es
Des papiers : la clé de l’autonomie
© PHOTO: AFP/GUILLOT

Employées dans des secteurs qui peinent à recruter, les travailleuses sans papiers en quête de régularisation sont confrontées à des obstacles liés à leur secteur d’activité, à leurs caractéristiques d’emploi, mais aussi à leur situation de femme. Figures ignorées de la société, elles travaillent dans l’aide à domicile, le nettoyage, la confection ou la restauration, et constituent la part d’ombre des statistiques et du mouvement des travailleurs sans papiers.

Depuis plus de quatre mois, ces femmes participent au mouvement des six mille grévistes. Soutenues par un collectif d’associations et de syndicats, « elles ne sont pas dans ce mouvement en tant qu’immigrées mais en tant que travailleuses », souligne Françoise Nassoy, responsable du comité francilien de l’organisation Femmes égalité. Elles « travaillent et vivent ici », certaines depuis des années. La plupart ont quitté leur pays pour fuir une oppression liée à leur condition de femme.

Arrivées en France, elles sont victimes de la violence des institutions et contraintes à l’éternelle précarité par leur statut de sans-papiers. Selon les organisations qui les soutiennent, elles sont confrontées à un déni de droit une fois passé la porte de l’entreprise, voire à une sorte d’esclavage. Souvent seules avec leurs enfants, elles sont contraintes de tout accepter pour protéger leur vie familiale. Pour la sociologue Évelyne Perrin, « la situation des femmes sans papiers en France est encore plus grave et difficile que celle des hommes [^2] ». À Paris, elles occupent la quasi-totalité des postes de services à la personne, socialement indispen­sables. Les associations estiment à 90 % la part du travail non déclaré dans ce secteur, et, souvent, ces femmes ont un ou plusieurs employeurs particuliers. Comme le souligne la sociologue, elles « sont de fait isolées et invisibles, ne peuvent recourir à la grève, et ont encore plus de mal à lutter collectivement pour leur régularisation ».

Le secteur des services repose en grande partie sur ces ouvrières de l’ombre. Mais, explique Nadia Chabaane, de l’Association des Tunisiens en France, « elles ne connaissent pas les droits que les conventions collectives leur octroient ». Souvent, les heures effectuées ne sont pas reconnues par l’employeur, et certaines salariées « que l’on a vu arriver dans le mouvement n’avaient pas été payées depuis des mois » , s’insurge Francine Blanche, secrétaire confédérale CGT aux droits sociaux et aux discriminations. Sans autre choix que d’accepter un salaire de trois euros de l’heure, « toute une frange du salariat se retrouve sans droits » . Un apartheid inconcevable pour les syndicats. Cette absence d’effectivité de droits sociaux « influe sur la situation du reste des travailleurs en tirant vers le bas les salaires et les conditions de travail dans les secteurs où les sans-papiers sont très ­présents » , observe Évelyne Perrin. Les syndicats parlent d’une délocalisation « sur place ».
Les conditions de travail et les règles de sécurité ne sont pas respectées, et entraînent accidents et pathologies relevant de la médecine du travail, particulièrement dans le secteur du nettoyage : « Si elles demandent des chaussures de sécurité, on leur dit d’aller voir ailleurs » , dénonce la CGT. Victimes de problèmes de dos induits par des cadences intenables, ou de maladies cutanées dues à l’utilisation sans gants de produits corrosifs, ces salariées ne font pas valoir leurs droits par peur d’être identifiées comme sans papiers, même quand elles ­cotisent à la Sécurité sociale.

Les organisations du mouvement social évoquent aussi de multiples témoignages de femmes violentées au travail. Françoise Nassoy raconte comment la jeune Oxana a été exploitée et maltraitée pendant plus d’un an dans la famille où elle était nourrice. « On lui jetait des choses à la figure en permanence. Rémunérée 300 euros pour un temps plein sur six jours, logée et nourrie, elle dormait dans la chambre des enfants. Les parents ne la toléraient pas à la maison le jour où elle ne travaillait pas, elle devait se payer un hôtel… » D’après les associations, cette situation est rare chez les particuliers, mais répandue dans les entreprises, selon les syndicats. Laurence Laigo, secrétaire CFDT attachée aux discriminations faites aux femmes, rappelle que près de 50 % des femmes déclarent avoir connu le harcèlement sexuel au travail, et que 25 % des agressions sexuelles ont lieu dans l’entreprise, dont 5 % des viols [^3]. Ces cas de figure ont été ignorés dans le débat sur la proposition de loi de protection des femmes, qui eut lieu le 25 février à l’Assemblée nationale. La syndicaliste précise que la difficulté majeure reste la détection des cas de détresse, « les femmes qui portent plainte étant une minorité ».

En tant que précaires, les femmes sans papiers sont les premières victimes de violences physiques (voir encadré). Elles se heurtent à un déni de justice, comme l’a récemment illustré le cas de Najlae Lhimer [^4], et sont obligées de subir les violences ou de risquer l’expulsion. Ainsi, d’après l’enquête menée le 2 mars par la Cimade, 38 % des 75 commissariats interrogés ont indiqué qu’une femme sans papiers venant déposer une plainte pour violence serait ­interpellée, certains ajoutant même qu’elle ne pourrait pas porter plainte. Nadia Chabaane regrette que « l’autonomie du statut pour les femmes victimes n’ait pas été retenue par l’Assemblée nationale » , car seule la régularisation les protège vraiment.

Autre embûche, les demandes d’autorisation de travail sont examinées en préfecture si les salariées présentent les promesses d’embauche de leurs employeurs. En entreprise, quelques « patrons voyous » refusent de délivrer le précieux document, mais la plupart des employeurs particuliers veulent se mettre en conformité avec la loi. Pour ces derniers, Francine Blanche regrette que la campagne gouvernementale pour lutter contre l’emploi clandestin les terrorise, et reste inefficace pour ceux qui profitent le plus des travailleuses « à bas coûts » : « La police ne va pas visiter tous les immeubles… en particulier ceux du XVIe arrondissement. »
Reste l’arbitraire préfectoral. Les mêmes critères peuvent entraîner une autorisation provisoire de séjour ou une expulsion. Ils changent d’une préfecture à l’autre et, au sein d’une même préfecture, du jour au lendemain… Cette situation ingérable est entretenue par l’administration et dénoncée par les syndicats et les patrons eux-mêmes. Or, pour ces femmes, obtenir des papiers, c’est conquérir l’autonomie. Un facteur qui explique leur pugnacité dans cette lutte sociale : au-delà de leurs droits de travailleuses, l’accès à leurs droits fondamentaux en tant que femmes est en jeu.

[^2]: Coauteur de l’ouvrage collectif Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, La Dispute, 2009.

[^3]: Selon une étude de l’Insee de 2008, intitulé « Cadre de vie et sécurité ».

[^4]: Le 20 février, cette jeune Marocaine a été expulsée alors qu’elle se présentait au commissariat de Château-Renard pour porter plainte contre des violences familiales.

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