Francis Wurtz : « Les régions doivent se vendre au marché »
L’idée européenne, nous dit Francis Wurtz, c’est la coopération, non la concurrence. Or, la logique des traités européens contraint les régions à être concurrentes vis-à-vis des marchés. Et la réforme des collectivités territoriales ne pourra qu’accentuer cette tendance.
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Politis : En quoi l’Europe influe-t-elle sur les régions, leurs compétences et pouvoirs ?
Francis Wurtz : Les compétences des régions diffèrent d’un État à un autre. Ceci étant rappelé, il y a entre les politiques européennes actuelles et les régions des liens directs et des liens indirects. Le fait que les services publics soient directement impactés par la politique européenne du fait de leur libéralisation conduit les collectivités territoriales à suppléer les opérateurs ; par exemple, pour conserver des bureaux de poste. Le fait de mettre les finances publiques sur le gril européen conduit l’État à réduire sa dotation aux collectivités territoriales et donc à rendre beaucoup plus difficile le financement de leurs dépenses, comme la construction et l’entretien des lycées, dévolus aux régions. Cela revient à faire supporter aux régions les politiques d’austérité que programment l’État et l’Europe.
Les conséquences indirectes sont plus nombreuses encore. Le fait que, dans le cadre des politiques européennes, on mette les régions en concurrence pour attirer les entreprises et les capitaux conduit le gouvernement Sarkozy à supprimer la taxe professionnelle. Et à ne pas la remplacer complètement de façon pérenne sous prétexte qu’il faut soit supprimer tout impôt sur le capital, en l’occurrence la taxe professionnelle, soit trouver d’autres formes de cadeaux, soit cumuler plusieurs formes. L’impact sur les régions est indéniable.
D’une façon générale, avec les plans d’austérité qui nous attendent au nom de la lutte contre les déficits publics, nous pouvons nous attendre à des retombées négatives sérieuses. D’ores et déjà, la France a fait valider par la Commission européenne son propre plan d’austérité pour les trois années à venir. Il comprend l’engagement de diminuer les dépenses publiques de 100 milliards d’euros en l’espace de trois ans, c’est-à-dire 5 % du PIB. C’est ce plan que Christine Lagarde a fait valider à Bruxelles. Forcément, cela se traduira par un transfert de charges sur les collectivités territoriales et/ou l’obligation pour ces dernières de diminuer leurs dépenses publiques. Car, au sens où l’entend l’Union européenne, le déficit public recouvre les déficits de l’État, des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale. C’est l’ensemble qui est visé. Il y aura donc à la fois tentative de transfert et diminution des dépenses dites excessives des collectivités territoriales, comme Nicolas Sarkozy l’a déjà annoncé.
Avec des recettes en baisse, les collectivités territoriales, dès lors qu’elles veulent continuer à assurer un service public et ne veulent pas augmenter leurs impôts, ont-elles une autre solution que le recours aux partenariats public-privé et à des délégations de service ?
Le problème est là. Il va y avoir asphyxie financière, marchandisation des services rendus à la population, diminution des pouvoirs démocratiques et des possibilités d’intervention. Dans la réforme territoriale, il est question d’abolir ce qu’on appelle la compétence générale des régions, c’est-à-dire la possibilité pour elles de s’occuper de questions qui ne relèvent pas strictement de leur ressort immédiat. Cela aura des conséquences sur le plan démocratique, sur le plan social et sur le plan du financement. À cet égard, cette réforme extrêmement dangereuse s’inscrit dans une politique menée au niveau européen.
Comment est née cette idée, qui vient de l’Europe, dites-vous, que les régions doivent être en concurrence pour attirer les capitaux économiques ?
Le fondement des traités européens, en particulier depuis Maastricht et le traité constitutionnel, devenu traité de Lisbonne, c’est la soumission des sociétés, et même des États, aux exigences des marchés financiers. Dans cette optique, les régions ne doivent pas attendre quelque chose de l’État – attitude considérée comme du colbertisme et de l’étatisme dépassé –, elles doivent se vendre au marché, être plus malignes, plus généreuses, plus « modernes » que les concurrentes dans leur capacité à être attrayantes vis-à-vis des marchés. Ce mot « attrayante » figure même dans la jurisprudence de la Cour européenne de justice (CEJ), pour qui créer des conditions moins attrayantes pour le marché est contraire aux règles de concurrence et relève déjà du protectionnisme.
Existe-t-il un arsenal coercitif ?
La jurisprudence de la CJE interdit toute mesure, à quelque niveau que ce soit, qui serait pénalisante pour la libre circulation du capital, des marchandises ou des services, domaine sur lequel elle insiste beaucoup. Si vous prenez une mesure qui rend la prestation de service plus difficile ou moins attrayante que dans un autre pays de l’Union européenne, vous vous exposez aux foudres de la CEJ.
Dans le Land de Basse-Saxe, une entreprise avait remporté un marché dans le bâtiment en sous-traitant ce marché à une entreprise polonaise, avec les conditions salariales que vous imaginez. Ce Land et les syndicats, ayant refusé que, pour un même chantier, les ouvriers de cette entreprise gagnent deux fois moins que le salaire minimum du bâtiment en vigueur dans ce Land, ont été condamnés par la CEJ : leur refus rendait leur région moins attrayante que d’autres pays, en l’occurrence la Pologne, pour le prestataire de service. Il s’agissait pourtant d’un salaire minimum contractuel négocié entre syndicats et patronat dans le Land et non d’une disposition législative du gouvernement de Basse-Saxe.
Imaginons une région qui voudrait créer un service public régional de formation professionnelle…
Il faut accepter l’ouverture à la concurrence de tous les services publics. C’est une règle du marché unique européen. Si vous limitez à une entreprise, en l’occurrence un service public, des marchés et que vous les fermez à d’autres, vous êtes en contravention avec les règles européennes.
Quel est le risque ?
Vous devez, dans les délais prescrits, accorder les mêmes conditions à l’autre entreprise qui se présentera et vous aura fait un procès. Sinon, vos pénalités financières sont considérables. À moins que vous n’acceptiez de vous battre pour changer les règles, ce qui suppose de chercher vite des alliés. Cela ne s’est pas fait jusqu’à présent, sauf pour le pacte de stabilité, quand les grands pays n’ont plus pu respecter les règles. Ce précédent montre qu’il est possible de changer les règles, mais c’est un bras de fer de très haut niveau.
Cette concurrence des régions induit-elle une concurrence des régions dans un même pays ?
Absolument. C’est le contraire de l’aménagement du territoire, et la destruction de la cohérence nationale. Toutes les régions de France ont un bureau à Bruxelles – certaines, une grande maison – et traitent directement avec Bruxelles. Elles font du lobbying pour essayer d’avoir un peu plus que la concurrente. Mais, parfois, il y a d’autres lobbyings entre plusieurs régions transfrontalières contre d’autres régions transfrontalières. C’est profondément malsain : ce que l’une obtient éventuellement est forcément obtenu au détriment des autres. C’est donc le contraire d’une logique de développement cohérent et coopératif.
La réforme des collectivités territoriales s’inscrit-elle dans cette logique de concurrence ?
Tous les grands plans en gestation s’inscrivent dans cette logique. Avec la réforme territoriale, on va favoriser les grandes métropoles au détriment du reste. Dans l’université, pareillement, le plan Pécresse vise à favoriser les grands pôles ; dans l’industrie, on privilégie les pôles d’excellence, toujours au détriment du reste. Ensuite, ces pôles devront être concurrents et viser l’excellence européenne et l’excellence mondiale. C’est foncièrement inégal et discriminatoire. Et cela permet de faire passer au second plan les questions d’aménagement du territoire et les questions sociales.