La dignité de Scott Joplin
Le théâtre du Châtelet présente en première française l’opéra de Scott Joplin « Treemonisha » : une œuvre riche à l’histoire tourmentée.
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On ne s’étonne plus aujourd’hui de voir sur une scène d’opéra des chanteurs afro-américains. Jessye Norman, Simon Estes, Grace Bumbry ou Willard White sont mondialement reconnus. Cela n’a pas toujours été le cas : il a fallu pour cela des années de combats menés par Paul Robeson et Marian Anderson.
Sur cet arrière-plan, l’histoire de Scott Joplin et de Treemonisha prend un relief particulier. On se souvient de Joplin grâce à Maple Leaf Rag . Ce succès populaire et l’apparente facilité avec laquelle se retient la mélodie ont fait oublier la complexité de cette pièce, comme de la plupart des ragtimes composés par le musicien.
Né vers 1868 au Texas, Scott Joplin fait montre très tôt de dons musicaux, tant qu’un professeur allemand lui donne des leçons de piano et d’harmonie. Avec ce bagage, âgé de 14 ans, il prend la route mais ne peut trouver à se faire entendre que dans des bouges et des bordels. C’est pour échapper à ce destin imposé aux musiciens noirs qu’il va lutter sans relâche. En 1894, il s’installe à Sedalia (Missouri), y complète sa formation, joue et commence à composer des rags. Leur succès lui permet de s’installer comme prof de musique à Saint Louis ; il s’attelle à des œuvres plus ambitieuses : un ballet et un premier opéra, qui n’a jamais été retrouvé.
La musique était la voie choisie par Joplin pour accéder à la dignité. Afro-américain au temps du racisme triomphant, il devait montrer son aptitude à maîtriser les formes de la musique « légitime » (classique européenne) tout en l’enrichissant des marques d’une originalité afro-américaine telles qu’elles s’entendaient dans les chants religieux et les musiques de divertissement. Ses pièces pour piano abondent en évocations des musiciens « nationaux » de son époque, de Chopin notamment. De là, il passe au ballet puis affirme son ambition pour l’opéra. Treemonisha, composé à New York, est une fable sur cette ambition. Il dit l’histoire d’une jeune femme noire instruite par des Blancs dans la raison et le christianisme, qui débarrasse sa communauté de ses superstitions puis la rassemble dans le pardon et la joie. C’est un hymne à l’éducation, un appel à la reconnaissance des Noirs, en même temps qu’une ode féministe. La musique est « éduquée », assez peu ragtime mais plutôt Meyerbeer, avec pourtant des affleurements rythmiques (pour Treemonisha , toute réjouissance se danse) et des harmonisations chorales qui soulignent sa spécificité afro-américaine. Scott Joplin n’atteindra pas son objectif : nul n’accepte de publier, encore moins de monter Treemonisha. Il en donnera juste une audition privée, qu’il accompagne au piano, en 1915 et devra la faire éditer à compte d’auteur. Moralement ébranlé, il meurt en 1917 ; la partition orchestrale disparaît avec lui. Gunther Schuller la reconstituera pour la première de l’œuvre en 1975 à Houston.
C’est cette version que l’on entendra à Paris dans une mise en scène, annoncée comme pleine de mouvements, de la chorégraphe andalouse Blanca Li. On y verra les immenses Willard White et Grace Bumbry (en alternance), une pléiade de chanteurs américains et français, ainsi que deux jeunes talents issus de la remarquable école d’opéra du Cap.