« L’Arbre et la Forêt » : les racines d’un secret

« L’Arbre et la Forêt », d’Olivier Ducastel
et Jacques Martineau, montre comment
un drame ayant trait
à l’horreur nazie a pesé sur une famille tout entière.

Ingrid Merckx  • 4 mars 2010 abonné·es
« L’Arbre et la Forêt » : les racines d’un secret
© POIROT-DELPECH

L’exposition est un peu raide. Trop codée. Rien à voir avec le prélude qui démarrait dans la forêt. Ils sont tous dans la même pièce, après l’enterrement du fils aîné. Il y a le père, la mère, le fils cadet, la petite fille, les deux belles-filles et trois enfants… Chacun joue sa partition, mais aligne ses notes en prenant la pose. Le décor est bourgeois, l’ambiance aussi. Le fils cadet, Guillaume (François Négret), qui a déjà trop bu, explose et hurle sur son père, Frédérick (Guy Marchand), qui n’est pas venu à l’enterrement et qui finit par quitter la pièce. Sa femme et sa belle-sœur tentent de le calmer sur le mode « Ton père est un original, on va y aller, les enfants sont fatigués » , « Et puis chacun vit son deuil comme il l’entend » … Ce n’est que lorsque sa nièce, Delphine (Sabrina Seyvecou), lui demande de la fermer que Guillaume baisse le ton et part, menaçant de prendre le volant ivre.

Dans cette famille, Guillaume est le porteur de symptômes. Celui qui déraille sans que personne ne dise rien. Mais aussi celui qui, « toxique », pousse chacun à sortir de ses retranchements. Ce n’est pas un hasard si le film démarre avec son tapage le jour de la mort de son frère. Guillaume vient briser l’ordre établi et forcer le secret à sortir. Il le fallait.
Cette scène dans ce salon familial est un peu académique. Mais plus le film progresse, plus les personnages gagnent en épaisseur, en sentiments, en personnalité et en intérêt. Dans sa mise en scène, l’Arbre et la Forêt tient du théâtre. Une liste de personnages désignés par leur statut par rapport aux autres. Une unité de lieu : la maison des parents à l’orée des bois qui leur appartiennent. Un drame en plusieurs actes. Des changements de scène rythmés par les allers-retours vers la forêt, laquelle exprime le temps qui passe : jour, nuit, octobre, janvier, printemps, années…

Ce qui intéresse Olivier Ducastel et Jacques Martineau, c’est, bien sûr, le secret en lui-même, qui ouvre une page trop mal connue de l’horreur nazie, mais surtout les conséquences de ce secret sur son détenteur et sur sa descendance. Le film est construit autour du récit du père, qui lui sert de tronc, et dont il observe l’impact sur les membres de la famille en remontant le long des branches… Le titre, l’Arbre et la Forêt , ne masque pas une métaphore, il l’annonce : ce grand tilleul au milieu du jardin familial (arbre aux vertus calmantes, prisé par les luthiers) symbolise la « légende personnelle » de Frédérick, celle qu’il s’est racontée pour survivre à sa sortie du camp de concentration. Quant aux bois, ils ne sont pas synonymes de danger mais de richesse et de refuge : Frédérick en tire fierté puisque c’est lui qui les a plantés ; Guillaume voudrait les convertir en argent ; Delphine, qui en héritera pour partie, aime s’y égarer tout en sachant qu’elle ne peut s’y perdre. Il n’y a que la mère, Marianne (une François Fabian très « Deneuve »), à qui la nature « fait penser à la mort » . C’est elle qui ramasse les feuilles tombées, elle qui se détourne quand les bûcherons abattent un arbre, elle qui rêve de partir sur la banquise, seul endroit sans végétation, elle qui regarde par la fenêtre : l’extérieur depuis l’intérieur. Parce qu’elle sait. Elle est complice du silence de Frédérick et de ce qu’il a engendré comme haines. Elle a accepté par respect pour sa souffrance et par amour pour lui.

Il y a deux dimensions dans ce drame. L’une, intime et psychologique, à la Téchiné, autour d’un secret de famille qui tient déjà bien en haleine, tout en tensions de champs-contrechamps et en gros plans. L’autre, politique, qui sous-tend que l’abomination dont un homme est victime n’a pas qu’un effet sur lui mais sur la société entière. C’est l’arbre et la forêt, que la caméra survole à la moitié du film, élargissant progressivement le champ pour poser la question essentielle de la transmission. Qu’elle soit consciente (le choix de ne pas venir à l’enterrement, de parler enfin, d’une légation anticipée) ou inconsciente (à travers ce qu’on refoule – la haine de soi, le mépris des autres, la violence sociale renvoyée à la figure par son propre fils…). D’où ces fantômes qui traversent le film. Sur le mode maléfique : le mort apparaît à l’un ou à l’autre, hantant la maison et le jardin, déclenchant des insomnies, des sanglots. Ou réparateur : Mozart, « parce que ça fait pleurer » , mais surtout Wagner, parce que « ça ne s’écoute pas en sourdine » , que ça réveille, que « ça dessoûle » et que ça crée des liens, notamment avec Rémi, le compagnon de Delphine. Présent depuis l’enterrement, Rémi (Yannick Rennier) est le témoin extérieur qui reçoit le secret dans son entier et qui peut l’accueillir sans heurt parce qu’il n’en souffre pas directement. Et qu’il est en mesure de percevoir sa portée.

Culture
Temps de lecture : 5 minutes