Le fauve est lâché
Serge Merlin lit « Extinction »,
de Thomas Bernhard.
Un spectacle
qui secoue férocement !
dans l’hebdo N° 1095 Acheter ce numéro
On ne connaît pas assez Serge Merlin. Un fauve du théâtre. Un solitaire faussement ombrageux de la race des Alain Cuny ou Roger Blin, au service d’un répertoire difficile qu’il rend limpide comme l’eau de roche, l’eau belle mais féroce des torrents. On a pu le voir au cinéma quelquefois. Dans le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain , c’est lui, le voisin du rez-de-chaussée ! Mais il a surtout joué au théâtre, des textes de Thomas Bernhard en priorité, généralement sous la direction d’André Engel. Et le revoilà au service de Thomas Bernhard, curieusement dans un théâtre privé, donc commercial, de Paris, la Madeleine (là où, le soir, sa partenaire du film de Jeunet, Audrey Tautou, interprète très joliment Maison de poupée ). C’est juste une lecture qu’il donne en fin de journée, des extraits du dernier livre de l’écrivain autrichien, Extinction . Voilà une lecture qui vous secoue plus profondément que la plupart des spectacles à l’affiche sur notre territoire !
Thomas Bernhard, dont la violence n’est jamais là où on l’attend, ne parle pas dans ce livre de la disparition d’une communauté ou d’un pays, mais de l’élimination de sa famille, qu’il voit disparaître avec la tristesse joyeuse de ceux qui savent séparer la lucidité et le pathos. La famille, c’est surtout un domaine régi par des relations inégalitaires, où le jeune Thomas s’abstrait de la médiocrité bourgeoise en lisant le poète Jean-Paul. Soudain, un accident de voiture fait disparaître ses parents et son frère. Au lieu de s’emparer des biens qui lui sont dévolus, il les donne à une communauté mal-aimée dans ce pays contaminé par le national-socialisme.
Serge Merlin est assis entre deux lampes au faible faisceau lumineux. Et le fauve est lâché ! Le visage émacié est celui d’un rebelle longtemps blessé. La voix grave tonne ou s’apaise. Elle dénonce ou s’enchante de fureurs compressées ou explosives. Il n’y a pas en France d’acteur plus bernhardien que Merlin ! Il a la puissance de l’invective qui, comme un ciel d’orage, dévoile une gamme d’émotions et de cris frappant le spectateur là où il pensait se mettre à l’abri. Alain Françon et Blandine Masson ont parfaitement réglé ce moment exceptionnel, mais l’on sent bien que l’acteur n’est pas un comédien mis en scène mais un frère d’Antonin Artaud auquel on a donné la liberté la plus absolue. Justement : nous n’avons pas vu plus beau cavalier seul depuis le temps où Cuny disait Artaud dans un cloître d’Avignon.